Le laideron lumineux
Bruno DENIEL-LAURENT
Ce texte en quatre parties sur la philosophe Simone Weil (1909-1943) est extrait de Gueules d'amour, ouvrage collectif de la revue Cancer! dirigé par Johann Cariou et Bruno Deniel-Laurent, et publié par Raphaël Sorin et Sandrine Palussière aux éditions Fayard / Mille et Une Nuits en 2003.
"Avoir la grâce est une question d'attitude et de talisman".
Roger Gilbert-Leconte, Le Grand Jeu.
"Ne pas avoir peur du silence, de l'austérité, de se taire".
Bruno Dumont, notes de tournage de L'Humanité.
Simone Weil est absolument mon genre de femme : asexuée, intello, supra sensible et intègre jusqu'à l'absurde. Un bloc de pureté épidémique hérissé de contradictions. Cohérente à mort.
Lorsque je songe au médecin légiste de Simone Weil, je commets le péché d'envie. A chaque injection de sa prose opalescente (comme Gilbert-Lecomte, elle voulait avaler Dieu jusqu'à en devenir transparente), j'essaie de me raccrocher à sa carcasse émaciée d'haridelle, étendue dans l'obscurité moite du Grosvenor Sanatorium d'Ashford. Son certificat de décès, rédigé à la hâte, a aussi belle allure qu'un couplet de Bauhaus :
"Cardial failure due to myocardial degeneration of the heart muscles due to starvation and pulmonary tuberculosis / the deceased did kill and slay herself by refusing to eat whilst the balance of her mind was disturbed. "
Le 30 août 1943, sept personnes seulement assistent à la mise au sépulcre du Corps Sanieux. Le prêtre mandé se goure vaudevillement de train et manque la cérémonie. Maurice Schumann, agenouillé devant la béance, explore les poches de sa redingote, y trouve un missel et le survole.
Maigreur phénoménale : sur les clichés de son épisode espagnol, on la voit déjà voguer dans sa combinaison de mécanicien marquée de l'insigne CNT, son Mauser lui incline l'épaule et la rend plus flageolante encore. Le reste est à l'avenant : les bras sont velus, trop longs, un peu comme ceux du Christ bavard de la basilique Santa Chiara d'Assise. Pas de seins, l'échine tortueuse. Le cou s'avance avec des fixités d'impératif catégorique et la chevelure, aberrante, prend la forme d'une cloche mal forgée quoique parfaitement symétrique.
Ourlée de froissures burlesques, la lèvre supérieure rogne maternellement sur l'inférieure et les dents, ravagées par le tabac, tournent carrément au bistre. Rien de plus rebutant que son sourire cru : joli, voire raffiné lorsqu'il s'esquisse, il se rectifie en grimace de vieille folle sitôt qu'elle l'étale sans retenue.
Au cœur du naufrage, les yeux seuls émergent : deux billes ébénéennes, magnifiques, un regard tranchant de conquérant à peine vergeté de myopie, tendre et insinuant.
C'est sa voix, surtout, qui est intéressante. La tonalité est plutôt basse (entre le fa dièse et le sol), le débit mi-lent, ponctué de reniflements éloquents ; le timbre, façonné par des filtres ultra sinusités, irrite autant que la ligne inférieure d'un biniou koz. On raconte que quelques-uns de ses condisciples normaliens (qui donc ? Bardèche ? Brasillach ? Maulnier ?) aimaient à se délasser en moquant la monotonie sermonnante de sa voix. Elle répliquera beaucoup plus tard, elliptiquement, en notifiant à ces traînes-rapières qu'il y a plus de monotonie dans une messe en chant grégorien ou dans un concerto de Bach que dans une opérette.
Au delà du corps, sa dégaine est remarquable. Méprisant les convenances basiques de l'élégance, elle en oublie même celles de la discrétion : dès son entrée à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, elle s'affiche avec un béret noir flottant sur le crâne, des souliers d'enfant à talons plats, des pantalons trop larges ; et comme elle fume en permanence, sans savoir d'ailleurs comment s'y prendre, des résidus de tabac faisandé débordent de sa vareuse de gâte-sauce.
Simone Weil se veut aussi laide que possible car elle sait que la disgrâce physique est un privilège délicat : parce qu'il supporte chaque jour sa dissonance, le vilain est un élu à rebours ; il comprend avant les autres que le corps n'est qu'un espace étroitement limité sur lequel se déploie la malédiction de la matière. Trop bien née, jouissant par avance de s'imposer un handicap auquel la société n'accorde aucune compensation (a-t-on déjà vu un boudin invoquer les circonstances atténuantes ?), elle s'acharne sur ce qui lui reste d'attrait avec une méticulosité qui force l'admiration. Et si elle méprise sa féminité, encouragée en cela par sa mère qui n'apprécie que les garnements bruyants et francs du collier, c'est moins par fascination pour les hommes (qu'on arrête avec sa prétendue obsession sexuelle) que pour se parfaire physiquement.
Radicalement intouchable, elle sait alors que le corps n'est rien, absolument rien, et qu'il doit conséquemment être l'objet d'une attention permanente. Figures de l'abjection : la coquette maniérée, réduisant son être infini à la dimension étriquée d'une silhouette ; ou le mollasson replet, bien décidé à laisser l'inactivité investir tranquillement ses remugles graisseux. Corps soigné ou corps épargné : même obstacle - "infrangible" écrirait Daumal - érigé entre l'esprit et le réel. Gombrowicz, qui considérait Simone Weil comme "l'antithèse de [sa] désertion", consigne quelque part que la philosophie s'arrête à une rage de dents. L'Aboulique devait avoir une idée piètrement académique de la philosophie pour se fendre d'une ânerie pareille : car ce n'est pas la philosophie qui s'aplatit devant la douleur - elle a même tout à y gagner, Weil et Nietzsche ne le prouvent-ils pas assez ? - mais c'est la rêverie, c'est-à-dire l'autre nom du Démon. Face à la souffrance, la rêverie ne plastronne pas plus qu'une fille cravatée sous le poids de son violeur. Souffrir, c'est d'ailleurs exactement cela : une défloration carabinée, un noyautage sodomite ; souffrir, c'est trouver son maître étalon, c'est être pénétré à l'arrache par l'ordre réel du monde - ce que Simone Weil appelle aussi ressentir la vibration de la Parole vivante.
Mais tout a déjà été répandu sur la souffrance - "la douleur n'est pas utile, mais nécessaire" ; "elle est un viol salvifique ou n'est pas", etc - et Simone Weil a autre chose à faire que de gloser sur ces évidences. Comparée à nos grands cathos atrabilaires, toujours prompts à moirer tapageusement leurs capucinades, elle reste même d'une discrétion confondante. Et pourtant ! en regard des céphalalgies de l'altière guenuche, que pèsent les calculs rénaux de Blanc de Saint-Bonnet ? les hémorroïdes de Claudel ? les coliques néphrétiques de Barbey d'Aurevilly ? ou même les hypoglycémies de Bloy ?
Le calvaire de Simone Weil est autrement plus inchantable, et il commence de bonne heure. Appendicite, végétations, anémie, migraines, elle a à peine un poil sur le caillou que ses combinaisons biologiques commencent à la cingler avec une minutie qui tordrait de jalousie le plus zélé des questionneurs chinois : "Depuis douze ans, je suis habitée par une douleur située autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l'âme et du corps, qui dure à travers le sommeil et n'a jamais été suspendue une seconde. Pendant dix ans, elle a été telle, et accompagnée d'une tel sentiment d'épuisement, que le plus souvent mes efforts d'attention et de travail intellectuel étaient à peu près aussi dépourvus d'espérance que ceux d'un condamné à mort qui doit être exécuté le lendemain".
Mais cela ne lui suffit pas. L'usine, la guerre d'Espagne, la diète : elle lessive ses ajustements dans le sang. La mortification est son avarice intime. Elle solderait ses derniers boyaux pour un milligramme d'affliction supplémentaire et ne laisserait pas un quignon de douleur à son prochain : un vrai racle-denier de l'ascèse ! Pour se satisfaire, elle n'hésite pas à entortiller son entourage. Le brave Thibon, qui la recueille dans sa ferme ardéchoise en juin 1941, en sait quelque chose : "Trouvant notre humble maison trop confortable, elle refusa la chambre que je lui offrais et voulut à tout prix dormir à la belle étoile. Ce fut moi alors qui me fâchai et, après de longues discussions, elle finit par s'incliner. Le lendemain, un compromis intervint : mes beaux parents possédaient alors une petite maison à demi ruinée aux bords du Rhône, et nous l'y installâmes, non sans quelques complications pour tout le monde". Quelques complications... on prendra garde de ne pas suspecter Thibon de pratiquer ici l'euphémisme. Car Simone Weil a la probité en recommandation. Si elle emberlificote parfois ses parents (Madame Reinherz ! il y aurait un roman à écrire sur ce mastodonte exemplaire), elle tente constamment de les rassurer, intégrant leurs hantises dans la planification de ses exercices de continence. Puis elle devine le mal qui se loge au cœur de sa pingrerie : "La douleur est une sensation où il est toujours possible de chercher une volupté perverse. Les masochistes sont excités par le simulacre de la cruauté ; parce qu'ils ne savent pas ce qu'est la cruauté. Mais ce qu'il s'agit d'embrasser, ce n'est pas la cruauté, c'est l'indifférence et la brutalité aveugles". Son drame, en fin de compte, rejoint celui des Parfaits : ne pas avoir le droit de désirer la souffrance, mais être dans l'obligation d'y aspirer.
Au delà de la souffrance, c'est l'indicible qui l'émoustille : "Ceux à qui il est arrivé un de ces coups après lesquels un être se débat sur le sol comme un ver à moitié écrasé, ceux-là n'ont pas de mots pour exprimer ce qui leur arrive. Parmi les gens qu'ils rencontrent, ceux qui, même ayant beaucoup souffert, n'ont jamais eu le contact avec le malheur proprement dit n'ont aucune idée de ce que c'est. C'est quelque chose de spécifique, irréductible à toute autre chose, comme les sons, dont rien ne peut donner aucune idée à un sourd-muet. Et ceux qui ont été eux-mêmes mutilés par le malheur sont hors d'état de porter secours à qui que ce soit et presque incapables même de le désirer. Ainsi la compassion à l'égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit vraiment, c'est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux".
En voilà une, de chrétienne conséquente ! Faire d'une impossibilité le moteur de sa vie… Il faut la lire à l'endroit - commencer par les ultimes aphorismes et terminer sur les balbutiements impubères - pour s'apercevoir que dès ses premiers bégaiements, c'est l'impraticable qu'elle embrasse (c'est peut-être ça être chrétien : suivre les deux termes d'une corrélation jusqu'à leur implosion conjointe). Sa besogne discrétionnaire a toujours été métaphysique. L'oppression sociale, l'exploitation des travailleurs, le pacifisme : ce ne sont que des prêtes-noms ou, si l'on veut, des balises. Derrière les luttes du siècle, c'est le malheur, merveille de la technique divine, qu'elle interroge. Seul son télescopage avec le Christ pouvait l'arraisonner. Ayant coudoyée le Parfait jusqu'à l'extrême limite de sa résistance physique, elle peut sans (trop de) honte se laisser crever dans la solitude d'Ashford. Car malgré la tuberculose, sa mort - à trente-quatre ans, comme par hasard ! - n'a rien d'accidentelle ; Weil n'est pas Ducasse, Nimier ou Huguenin, brisés pendant l'essor. Dès 1942, elle pressent son terme. La plénitude de ses derniers papiers devient alors ébouriffante : c'est la grande lueur avant le petit passage…
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Sa seule patrie, c'est la croix. Mais il n'est pas besoin, pour vivre dans la contiguïté de la croix, d'arborer un médaillon virginal autour du cou, d'inviter un prêtre à sa table (en le punaisant entre un député de droite et un ex-colonel de gendarmerie), d'appliquer soigneusement un sacré-cœur autocollant sur la vitre arrière de sa Renault Espace, de lancer au ciel ses grands bras de crétin pendant les bénédicités, de se réserver un week-end de repos et de réflexion - et en amoureux s'il vous plait ! - chez les moines du Barroux, ni même d'effectuer les quarante derniers mètres du Paris-Chartres sur les genoux. Il suffit d'avoir, en toutes choses, la volonté de s'incarner. Simone Weil fait sienne la règle de Chesterton : toute pensée qui ne devient parole est une mauvaise pensée, toute parole qui ne devient acte est une mauvaise parole, tout acte qui ne devient fruit est une mauvaise action. Et c'est ainsi, qu'avant même de s'aboucher consciemment avec le Crucifié, Simone Weil enchâssera sa philosophie à ce point précis - et irréductiblement fuyant - où s'entrecroisent le conçu et l'éprouvé. Déjà, se faire chair pour témoigner, percevoir pour ne pas s'illusionner. Sa première religion, c'est le marxisme ("A dix ans, j'étais bolchevique" jure-t-elle). L'éprouvé, par conséquent, ce sera d'abord l'usine.
Simone Weil militante ! ça, c'est un modèle de gauchisme intègre ! scrupuleuse, hargneuse, va-t'en-guerre, increvable, sur le qui-vive, anti-dogmatique, téméraire, pullulante, solidaire, inapte au mensonge, elle est un cauchemar pour les appareils. Chez les bolches, elle passe pour une hétérodoxe imbuvable. Elle papillonne dans les backrooms gauchistes sans adhérer jamais à quoi que ce soit. Elle en pince pour les syndicats de fraiseurs mais n'encadre pas les dactylographes et les permanents de parti. Quant à Marx, qu'elle lit dans le texte depuis son enfance, c'est son cheveu sur la langue : il l'agace mais elle ne peut s'en débarrasser.
C'est une acharnée de l'action directe, de la propagande par la foi. A peine nommée professeur de philosophie au Puy - elle a vingt-deux ans - elle fout le souk dans la cité et crispe les pisse-copie de la presse de droite qui se font une joie de décrire ses frasques : "Le jour de la Chandeleur, les chômeurs enrôlés ont eu leur petite manifestation (…). Elle a été précédée d'une réunion à la bourse du Travail. Mlle Weill (sic), vierge rouge de la tribu de Lévi, messagère de l'évangile moscoutaire, a endoctriné les malheureux par elle égarés. Puis, après les avoir formés en cortège, leur a assigné comme objectif le domicile du maire, qui a bénéficié d'une sérénade. A la partie musicale, L'Internationale et La Carmagnole…". Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, prévient mon père… car au même moment, elle écrit : "Je vois que je suis classée comme moscoutaire. Et moi, je suis de moins en moins communiste à mesure que je vois combien ils sont au-dessous de ce que demanderait une période aussi critique".
Parmi les pachas du bolchevisme, il n'y a guère que Trotsky qui recueille quelques écornures d'admirations... on croit rêver... Trotsky ! l'Arkan de Cronstadt ! l'Architecte du Goulag ! le seul être humain à avoir reçu du destin le privilège insensé de pouvoir converser avec Arthur Cravan et Simone Weil ! Dire que face à ces deux Voyants (le Colosse et la Martienne !), cette merde se contenta de bavocher sa suffisance caustique d'autocrate plombé… pour un peu, j'en viendrais à bénir Ramón Mercader de nous avoir débarrassé d'un tel fâcheux. C'est donc pendant l'hiver 1933, alors que la météo tourne au rouge brun, que Simone Weil recueille clandestinement chez ses parents le Secrétaire de la Fraction Exilée de la Bureaucratie Soviétique. L'Enculé est travesti en bourgeois propret, la trogne glabre, les cheveux gominés avec un succédané de baume du tigre. C'est la Saint-Sylvestre, la Pure lui confie calmement ses doutes mais le Gnome se vrille. En guise de cotillons, il l'agonie d'ordures puis lâche : "Si vous pensez ainsi, pourquoi nous recevez-vous ? Etes-vous de l'Armée du Salut ?" (il ne croit pas si bien dire !). Vingt mois plus tard, le divorce est consommé. Simone Weil, fraiseuse chez Renault (matricule A96630), achève son séjour en usine et conclut : "Quand je pense que les grands chefs bolchevistes prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu'aucun d'eux - Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus - n'avait sans doute mis le pied dans une usine et par la suite n'avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers - la politique m'apparaît comme une sinistre rigolade. (…) La révolution n'est pas possible, parce que les chefs révolutionnaires sont des incapables. Et elle n'est pas souhaitable parce qu'ils sont des traîtres. Trop bêtes pour avoir la victoire ; et s'ils l'avaient, ils opprimeraient encore, comme en Russie…".
L'usine justement... Le mardi 4 décembre 1934, c'est une catherinette cintrée à l'air parfaitement incongru qui s'engage chez Alsthom en qualité de découpeuse sur presses. Une taupe efflanquée, plus ahurie tu meurs. Seuls Auguste Detoeuf, le grand patron (qui finira par la prendre en affection) et Mouquet, un chef d'atelier, connaissent son statut de normalienne. Les contremaîtres la méprisent plus ou moins, la déportent dans le quartier des fours à bobines de cuivre ; elle est congédiée plusieurs fois, acculée au chômage (pour augmenter ses chances auprès des employés chargés d'embauche, elle ira jusqu'à se maquiller !). Puis elle échoue chez Renault, où elle reste jusqu'à l'été 1935. L'usine est sa première grande expédition christique. Ce n'est pas encore le Golgotha, loin de là, mais ça y ressemble parfois : "J'ai dans l'esprit un atelier de presses, et dix heures par jour, et des chefs brutaux, et des doigts coupés, et la chaleur, et les maux de tête…" ; "La vitesse : pour y arriver, il faut répéter, mouvement après mouvement, à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour huit heures par jour. Les ordres : depuis qu'on pointe en entrant jusqu'à ce qu'on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n'importe quel ordre. L'ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable, ça ne fait rien : se taire et plier. La faim : il suffit d'un coup dur, une interruption de travail, une blessure, pour devoir pendant une semaine ou plus travailler en subissant la faim. La fatigue : des hommes vigoureux, dans la force de l'âge, s'endorment de fatigue sur la banquette du métro. Pas après un coup dur, après une journée de travail normale. Une journée comme il y en aura encore le lendemain, le surlendemain, toujours. La peur : Rares sont les moments de la journée où le cœur n'est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque… La peur de la pendule de pointage… La peur de ne pas aller assez vite… La peur de louper des pièces en forçant sur la cadence… La peur de tous les menus incidents qui peuvent amener des loupés ou un outil cassé. D'une manière générale, la peur des engueulades… On ne compte pas. A peine si on existe" ; "20 juin : vais à la boîte avec un sentiment excessivement pénible (moralement, au retour c'est physiquement). Suis dans cet état de demi-égarement où je suis une victime désignée pour n'importe quel coup dur" ; "Samedi 20 juillet : maux de tête violents - état de détresse. Après-midi, mieux (mais pleure chez Boris Souvarine…)." ; "Lundi 4 : maux de tête vifs, lundi en me levant. Par malchance toute la journée on fait marcher à coté de moi la chose tournante au bruit infernal" ; "L'épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. (…) Il suffirait que les circonstances extérieures me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire (…) et je deviendrais une bête de somme…".
Je ne connais pas de lecture plus corrosive que ces Journaux d'usine... Dans le rayon de la littérature prolétarienne, Simone Weil écrase tous les forgeurs libertaires et anars, infects de fausse camaraderie et de ressentiment gouailleur. Il est vrai qu'elle ne se place pas sur le même terrain : les Journaux d'usine, c'est le summum de la littérature chrétienne ! car le nœud des écrits apostoliques, c'est d'exposer la banalité du malheur. Simone Weil ne parle pas de Rédemption, ni de Transsubstantiation, encore moins du Grappin mais il ne faut pas fournir un gros effort d'attention pour débusquer la sous-couche évangélique de ces rapports d'activité (bien plus brûlante, à mon sens, que dans les pavés équivoques de Catherine Emmerich ou Maria Valtorta). Les plieuses, les gelures, les vapeurs, les chefaillons, les "copains" sont les métaphores des voiles de Dieu, occurrences démultipliées de ce consentement ultime à la nécessité qu'est le travail physique. Elle écrit un peu plus tard : "Une métaphore, ce sont des mots portant sur des choses matérielles et enveloppant une signification spirituelle. Si on remplace ces mots par la chose elle-même, unie à la même signification, la métaphore est bien autrement puissante". C'est d'ailleurs à cette époque que son vocabulaire se fixe définitivement : elle devient incomparable dans ses intonations tolstoïennes. Tout ce qu'elle écrira désormais sera tamponné par le sceau de cette "folie" - le consentement à la nécessité mécanique par le truchement de la confrontation avec la matière - répondant elle-même à la triple "folie" de Dieu (Création / Incarnation / Passion). François Angelier a raison d'écrire dans La Sherpa du Thabor que tous les livres de Simone Weil sont des journaux d'usine, à ceci près que, passés certains caps, on transporte l'usine au dedans de soi. L'usine n'est pas une expérience comme les autres, c'est le pivot de sa quête (en comparaison, son expérience de combattante en Espagne n'aura presque aucune répercussion) ; car c'est là, au cœur de l'étuve ouvrière, que se conglutinent les "années gauchistes" (le bond en avant) et les "années mystiques" (la chute vers le haut). On aurait d'ailleurs tort de vouloir absolument séparer les deux périodes et il faut être un sacré biffard pour supputer chez elle un changement de direction. La vérité, c'est que l'usine lui fait franchir un palier. Entre l'anarcho-syndicalisme et Solesmes, pas de hiatus : elle ne renie pas Marx, elle le dépasse ; elle n'embrasse pas la foi chrétienne, elle s'y enracine.
Cioran note dans ses Écartèlements que l'on "ne vit dans le faux qu'aussi longtemps qu'on n'a pas souffert" avant de rajouter qu'on "entre dans le vrai que pour regretter le faux". Simone Weil ne sombre apparemment pas dans les nostalgies édéniques de l'Affligé des Carpates. Au beau milieu de son stage d'esclavage, elle confie à une ancienne élève que "tout en souffrant, [elle est] plus heureuse qu'[elle] ne peut dire d'être là où [elle est]". Restituant son tablier de soudeuse, Simone Weil abandonne donc le faux - c'est-à-dire l'idole bouffie du siècle : le messianisme révolutionnaire - pour se jeter dans les bras du vrai : le réformisme chrétien. Il y aura bien quelques rechutes mais celles-ci ne sont qu'apparentes. On la surprendra à son retour d'Espagne dans les réunions du Secours international antifasciste, foulard noir et rouge de la CNT-FAI au cou, louer les réalisations sociales des anarchistes catalans, mais cela ne doit pas faire illusion. On trouve dans La Pesanteur et la Grâce ces lignes cocasses où elle écrit à propos de la révolution qu'un "avenir tout à fait impossible, comme l'idéal des anarchistes espagnols, dégrade beaucoup moins, diffère beaucoup moins de l'éternel qu'un avenir possible, le possible [étant] le lieu de l'imagination, et par suite de la dégradation". C'est donc bien une traîtresse à la Cause qui quitte l'usine, irrémédiablement fichée dans le camp "contre-révolutionnaire" - ce conglomérat de bonnes volontés et de mondanités flegmatiques que les staliniens (déclarés et cryptos) projettent alors de transformer en vaste cimetière de nuques trouées.
Au sortir de l'enfer, Simone Weil professe le réformisme. Dieu soit loué ! car le réformisme, c'est beaucoup plus héroïque que la révolution ! Vouloir modifier l'organisation sociale sans manifester la moindre concession à l'esthétique militante ou l'ivresse activiste, c'est déjà faire preuve d'une ténacité échevelée (surtout pour un soudard bouillonnant comme elle). Je n'ose me représenter son intenable tristesse lorsqu'elle découvrit le malheur ouvrier et plus encore l'impossibilité de l'atténuer par la révolution communiste. En s'improvisant trimardeuse (en fait, il s'agit d'un vieux rêve qu'elle nourrit dès son entrée en khâgne), elle sentait que la confrontation avec la Matière lui fournirait quelques épreuves difficultueuses, mais elle s'attendait aussi à y trouver la joie quintessenciée que procurent les combats équilibrés. Las ! elle s'écrase contre la Nécessité mécanique comme un bourdon sur la vitre blindée d'un supersonique. Dès lors, elle revisite entièrement sa praxis. La fraternité prolétarienne ? un mythe mobilisateur aussi résonnant que l'encéphale de Krasucki (elle comprend que l'oppression, loin d'aiguiser la fureur de l'ouvrier, l'abêtit jusqu'au trognon, et que c'est le propre des esclaves de porter leur rancune sur leurs semblables). La noblesse du travail ? mais le travail n'est plus dans le travail ; la Machine a dégradé la fonction du travail qui est d'élever spirituellement, de proposer une forme aiguë de perception, un consentement délibéré et "joyeux" à l'ordre du monde. Le prolétaire, à l'heure des chaînes de montage, n'est déjà plus un travailleur, il n'est plus qu'un rouage embryonnaire dans le processus industriel. L'exploitation ? un hochet militant que Marx, et surtout ses sectateurs, pollués par les superstitions comptables les moins fondées du XIXe siècle, ont confondu avec la question autrement plus complexe de l'assujettissement du prolétaire à la machine.
On le voit, l'apostasie est un peu lourde à avaler pour les marxiens (c'est qu'on ne rigole pas avec les subtilités doctrinales dans les années 30). En un sens, elle ne renonce pas à l'idéal socialiste mais elle fait la part des choses. Revenant sur les rotules vers sa chambrette de la rue Lecourbe, elle s'oblige chaque soir à l'analyse. A l'écartèlement ressenti toute la journée dans sa chair - y a t-il corps plus éloigné de la coriacité ouvrière que le sien ? - répond une pensée que l'expérience vécue de l'oppression permet d'aiguiller à outrance. Ceux qui l'accusent ou l'accuseront bientôt de grand écart utilisent finalement une image juste. Elle comprend/ressent mieux que jamais la séparation absolue du Bien et de la Nécessité ; choisit l'Equilibre contre l'Ordre ; refuse un matérialisme globalisant qui prétendrait expliquer conceptuellement les mystères ; discerne ce qui dans le malheur ouvrier résulte de l'oppression de l'homme par l'homme (et doit donc être corrigé par la réforme) et ce qui relève de la nécessité imparable (et dont on doit faire un usage surnaturel). "Rendons à César ce qui appartient à César" disait l'Autre. Elle ne dit pas autre chose lorsqu'elle accuse Marx d'être insuffisamment matérialiste (il fallait l'oser !). Son matérialisme à elle est autrement plus ample, elle n'y mêle pas un ersatz d'Absolu, elle reste au niveau où l'on doit placer le matérialisme - la sphère du relatif -, lui réserve toute sa place dans l'analyse mais se refuse à méconnaître la part de l'indicible dans la condition humaine.
On a écrit qu'elle était une pèlerine de l'Absolu égarée dans le relatif. Je ne la crois pas du tout égarée (l'égarement est indolore). Et si l'Absolu écartèle à mort, il ne trompe jamais. L'usine est sa Deuxième Station. Catapultée dans les étoiles mais condamnée à rester foutrement ligaturée au monde, la voici désormais chargée de la Poutre de Vie.
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Un bienheureux local, divisé entre Fontevraud-l'Abbaye et les rues piétonnes d'Angers, me présente Simone Weil comme un être nimbé de lumière dont la gracilité s'impose au premier coup d'œil... Je n'y crois pas un seul instant. C'est au contraire l'antipathie - et "la saleté" ajoute Marc-Édouard Nabe - qui devaient s'imposer au premier abord. Il suffit d'avoir un jour rencontré un chrétien exemplaire pour savoir que cette race de gens exhale toujours quelque chose de néfaste qui repousse les moins exigeants.
"Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. LA VÉRITÉ EST DU CÔTÉ DE LA MORT". Je ne suis pas sûr que ce genre d'aphorisme mobiliserait l'homo festivus version JMJ et les suiveurs de la coolitude catho. Jésus, pourtant, n'a pas dit/fait autre chose. Lui aussi devait dégager une sacrée impression de toxicité (j'imagine un être hideux, à mille lieux de ces icônes languissantes que les jeunes bigotes aiment promener dans leur portefeuille) ; toxique à l'instar des purs qui suivent son exemple : et c'est justement ça qui forme la preuve de leur participation authentique au mystère de la croix. En eux, l'individu, le Je, s'est rétracté, l'enveloppe mondaine a laissé la place au VIDE ; et le vide, ça rend moche, c'est importable, c'est déplaisant. Le "vidé" ne fait pas bonne figure, le bon paroissien lui-même - surtout lui ! - saura donner une emphase patapharesque à son dédain lorsqu'il lui faudra dégager l'importun de son chemin. Un être humain que la grâce ou le malheur creusent de l'intérieur prend des allures de monstrillon, il se fiche au-dessous de la pitié et n'excite plus les beaux sentiments ordinaires. D'où la grande interrogation de Simone Weil : "La pitié descend jusqu'à un certain niveau, et non au-dessous. Comment la charité fait-elle pour descendre au-dessous ?". Parce que la charité (encore un mot à manier avec des pincettes), justement, est un crime ! et Jésus un condamné de droit commun ! Le Charitable, lorsqu'il passe à l'action, est jugé coupable - par la société, les hommes, vous, moi -, coupable de s'emplir de vide alors qu'il n'y a rien de plus commode que d'en faire présent à son prochain ; "faire du mal à autrui, c'est en recevoir quelque chose. Quoi ? Qu'a-t-on gagné quand on a fait du mal ? On s'est accru. On s'est étendu. On a comblé un vide en soi en le créant chez autrui"...
Écrivant cette phrase, je ne peux m'empêcher de penser à L'Humanité de Bruno Dumont, film métaphysique à en crever, et surtout au lieutenant de police Pharaon De Winter, éponge souffrante, empathique, que le réalisateur décrit dans ses notes de tournage comme douce lumière de l'homme. Découvrant Joseph le violeur de petites filles ("Joseph est quelqu'un d'assez fade, direct, sans chaleur ni antipathie particulière. Il est la banalité du mal."), Pharaon s'approche de lui, bredouillant, puis soudain l'enlace, pas pour le frapper (ce serait pourtant si simple, on est dans un commissariat) mais pour l'embrasser sur la bouche ! Tableau mirifique ! Par la grâce de ce baiser directement appliqué sur l'avaloir du pêcheur, traduction exacte de sa nécessité intérieure, Pharaon rallie le Christ dans la sphère de ses outrances miséricordieuses... Je n'ose imaginer la bourrasque fulminante de tant de bons chrétiens devant cette scène, alors que le geste de Pharaon est pourtant le seul ÉVANGÉLIQUEMENT COHÉRENT !
Une amie débordante de jovialité shouillesque, ayant quitté depuis dix mois son bien-être, sa famille et une situation avantageuse pour s'en aller partager la misère des gamins faméliques d'Amérique du Sud, m'écrit à propos de la charité : "Ici, j'ai découvert une nouvelle forme d'amour dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Les amitiés que j'avais jusqu'alors venaient soit d'affinités intellectuelles, de cœur ou d'enfance, parfois tout à la fois. L'amour que je porte à nos amis du quartier n'a rien de "sentimental" et va bien au-delà de ce qu'on appelle les affinités électives. Je crois que cet amour se nomme "charité". Ici je vis des moments de communion avec des gens qui ont parfois commis les pires crimes - et pourtant... ces moments ont une intensité que j'ai rarement connue". Merveilleuse Jacinthe... qui ajoute à propos de la foi : "Méfie-toi... cette soif est de celle qui creuse plus qu'elle ne comble. Elle est vertige et abîme et il faut accepter un jour ou l'autre de sauter dans cet inconnu sans parachute ni sécurité...". Un saut sans parachute... voilà bien le seul genre de métaphore - sculptée par l'exemplarité - qui peut me toucher. Un sermonnaire qui débute son apostolat sans mettre en avant la dangerosité de la foi est un menteur ou un con. La foi n'est pas un bouclier, c'est une stase critique de purification, l'épopée cruelle et douloureuse de l'amour inconditionné.
Dans le genre, rien ne surpasse la Voie Intenable de Simone Weil : "Pour atteindre le détachement total, le malheur ne suffit pas. Il faut un malheur sans consolation. Il ne faut pas avoir de consolation. Aucune consolation représentable. La consolation ineffable descend alors. Remettre les dettes. Accepter le passé, sans demander de compensation à l'avenir. Arrêter le temps à l'instant. C'est aussi l'acceptation de la mort. Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde. Renoncer à tout ce qui n'est pas la grâce et ne pas désirer la grâce. Ecarter les croyances combleuses de vides, adoucisseuses des amertumes. Celle à l'immortalité. Celle à l'utilité des péchés. Celle à l'ordre providentiel des évènements - bref les consolations que l'on cherche habituellement dans les religions".
Diable ! on croirait lire des sentences de Vénérable Éveillé... Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Simone Weil se pique d'orientalisme. Si elle intègre dans sa cartographie spirituelle la parole du Bouddha, les enseignements taoïstes ou les écritures sacrées d'Egypte, c'est parce que les accents décréateurs qu'elle y décèle corroborent le télex christique. On ne s'étonne donc pas que son maître en chrétienté soit saint Jean de la Croix, le plus yogique des Docteurs de l'Eglise. Bien qu'elle le découvre tardivement (vers 1941, grâce à Thibon), l'enseignement du primitif castillan lui fait l'effet d'un coup de massue. Un demi millénaire peut bien la séparer de saint Jean de la Croix, c'est sa propre voi-e/x qu'elle distingue dans La Nuit obscure, pleine à craquer du silence de Dieu. Avec un tel magnat comme maître tutélaire (lui même jugé un temps désobéissant, rebelle et contumace), Simone Weil place la barre très haut - trop sans doute pour la majorité des pontes de l'Eglise. On ne compte d'ailleurs plus les évêques et intellos catholiques (genre Marcel Doré) qui grimacent à l'évocation du nom de Simone Weil. Chez les traditionalistes, elle ne passe guère mieux : les moins rétrécis de la Fraternité Saint Pierre se renfrognent inexorablement en la parcourant et pour les merdeux en rangers de la Fraternité Saint Pie X, dégoulinant de "racisme spirituel", elle sent carrément le fagot ! On aime bien, chez ces gens-là, lui reprocher son "syncrétisme fort dangereux" ou son "dualisme néo-platonicien", arguments bien pratiques pour l'anathématiser, oubliant que c'est précisément à la notion de médiation (quoi de moins dualiste ?) qu'elle sacrifie sa vie. Mais pour que le rapport au médiateur soit pur de toute idolâtrie, il faut que la présence divine soit sans cesse remise en cause. Là, on touche le centre de sa mystique : "Rien de ce qui existe n'est absolument digne d'amour. Il faut donc aimer ce qui n'existe pas". En niant l'existence de Dieu, on s'assure de ne pas prendre Dieu comme objet de son amour (ce qui est la définition même de l'idolâtrie), et en laissant les parties basses de notre âme méconnaître Dieu, on s'interdit de Le dégrader. A la limite, mieux vaut être athée militant que chrétien idolâtre : "La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi ; en ce sens l'athéisme est une purification. Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n'est pas faite pour Dieu. Parmi les hommes chez qui la partie surnaturelle d'eux-mêmes n'est pas éveillée, les athées ont raison et les croyants ont tort". En cela d'accord avec Thibon, elle poursuit : "Le faux Dieu qui ressemble en tout au vrai, excepté qu'on ne le touche pas, empêche à jamais d'accéder au vrai".
On le comprend tout de suite : le Vatican pouvait difficilement réserver un accueil chaleureux à cette thèse - d'ailleurs pas nouvelle pour un sou. Lorsqu'elle écrit que celui qui met sa vie dans sa foi en Dieu peut perdre sa foi, elle balance, mine de rien, une accusation fracassante : l'Eglise n'est pas pour rien dans la mort de Dieu. Si l'idolâtrie se limitait à ses manifestations prosaïques, Simone Weil n'aurait pas à s'embarrasser de subtilité. Mais elle observe, médusée, que c'est au sein de l'Eglise, par le truchement des dogmes abusifs, des conciles, des croisades, des missionnaires ("Personnellement, jamais je ne donnerais fût-ce vingt sous à une œuvre de missionnaires") que l'idolâtrie a trouvé le pain de son épanouissement. Simone Weil, c'est "J'accuse !". Avec elle, l'Eglise Visible en prend pour son grade et l'acte d'accusation ne fait pas dans la dentelle : L'EGLISE CATHOLIQUE, ROMAINE ET APOSTOLIQUE N'A PAS FAIT LE DEUIL DU PAGANISME ! Le crime discrétionnaire de l'Eglise, c'est d'avoir vendu à ses ouailles la notion d'un Dieu providentiel, agissant, imitant en cela le paganisme dans sa volonté satanique d'inscrire le fait religieux dans l'horizontalité factuelle de l'histoire. Avec un sens inégalé du raccourci historique, elle fout dans le même panier le Dieu utilitaire de Maurras, le Dieu national des Juifs et le Dieu tout-puissant de saint Thomas d'Aquin ! (affubler Dieu d'un adjectif, semble t-elle dire, c'est déjà L'insulter). Finalement, et c'est cocasse, Simone Weil et Nietzsche sont en parfaite intelligence dans leur réquisitoire. Entre l'Ashkénaze nourrie au petit lait chrétien et le picaro de Sils-Maria, aucune divergence dans la critique : comme le marmonne Thibon, l'une et l'autre sont indépassables quand à leur connaissance de ce qui, dans le christianisme, en tant que phénomène psychologique et historique, n'est pas chrétien. Comme Nietzsche - en moins poseur et avec la volonté notable de rejoindre un jour la communauté des croyants - elle élève contre l'Eglise chrétienne la plus terrible des accusations que jamais accusateur ait prononcée, et n'a pas peur de dénombrer les recoupes virales que la vieille institution a inoculées à la civilisation européenne : "Le christianisme primitif a fabriqué le poison de la notion de progrès par l'idée de la pédagogie divine formant les hommes pour les rendre capables de recevoir le message du Christ. Cela s'accordait avec l'espoir de la conversion universelle des nations et de la fin du monde comme phénomènes imminents. Mais aucun des deux ne s'étant produit, au bout de dix-sept siècles on a prolongé cette notion de progrès au-delà du moment de la Révélation chrétienne. Dès lors elle devait se retourner contre le christianisme. (...) L'humanisme et ce qui s'est suivi n'est pas un retour à l'Antiquité, mais un développement de poisons intérieurs au christianisme. C'est l'amour surnaturel qui est libre. En voulant le forcer, on lui substitue un amour naturel".
Ne pas forcer l'amour surnaturel... si je ne dois retenir qu'une sentence d'elle, ce sera celle-ci. On peut bien sûr orienter la phrase dans le sens d'un appel à la tolérance religieuse. Mais elle signifie aussi et surtout ne pas se forcer soi-même à aimer Dieu. On en revient toujours à la question de l'idolâtrie, avec toutefois cette précision surnuméraire : la volonté d'aller vers Dieu est presque toujours impure. Pourquoi ? parce qu'on peut imaginer Dieu créateur, on peut se représenter une image du démiurge (l'artiste, le conquérant ou le bourreau vont bien souvent au-delà de l'imagination : ils le singent) mais on ne peut imaginer Dieu sur la Croix. En se forçant à aimer Dieu, c'est toujours un Dieu humain, trop humain qui répond à l'appel. La revoilà prise en flagrant délit de bouddhisme : la volonté - dans le domaine de la foi - n'est pas un attribut essentiel. Ce qui est important, c'est la pureté, et la pureté ne peut découler que de la contemplation, la volonté n'intervenant que dans l'effort consacré à la perception. Tout est là : en matière de foi, il faut consentir mais pas vouloir. Et ce à quoi il faut consentir, c'est la Croix.
La CROIX ! Je me souviens que des proustiens, curieux de débusquer les récurrences lexicales de Marcel, passèrent La Recherche dans le filtre d'un logiciel surpuissant. Appliquant l'outil aux écrits de Simone Weil, le mot CROIX s'accumulerait jusqu'à en faire imploser la mémoire vive. On n'argumente pas contre un tempérament : certains préfèrent regarder vers le haut et discerner la joie parfaite de la Trinité dessinée dans le ciel. C'est leur droit mais cela porte un nom : l'orgueil. Simone Weil, elle, préfère contempler la souillure - sa hantise, sa monomanie, son obsession. Et l'extrême souillure, c'est la croix. Voilà pourquoi Simone Weil me travaille autant : elle sait que Dieu est Toute-Puissance mais qu'Il ne se cherche - et ne se trouve - que dans l'extrême faiblesse (c'est le motif de la condamnation de Jésus : on l'a tué parce qu'il n'était que Dieu), qu'Il est l'Être mais que son mode d'apparition est l'absence. Puis j'aime sa défiance exemplaire de boudin coincé à l'égard des transes, des "contacts", des manifestations surnaturelles ; il y a en elle quelque chose d'irrémédiablement revêche qui la flanque à mille encablures des mystiques hispano-italiennes. Je comprends Cioran qui, après avoir communié dans le culte des saintes, délaissa Thérèse d'Avila le jour où il apprit qu'elle s'évertuait pendant ses transes christiques à "discerner la couleur des yeux du Seigneur", telle une gamine folâtre devant Brian Molko. Dès lors, ce fut terminé : le Roumain cabochard ne pardonna jamais à l'Espagnole d'avoir transporté au ciel l'indiscrétion de son sexe. Voilà pourquoi il faut une grossière dose de naïveté, ou de mauvaise foi, pour enserrer Simone Weil dans le ghetto hagiographique. En dernière analyse, la preuve est physique : à aucun moment on ne surprend chez elle cet air rasséréné qui barbouille aussi sûrement la face des saintes que celles des rombières parvenues. Si l'on devait absolument la canoniser, Simone Weil serait la Sainte Patronne des célibataires... Elle est tellement immettable qu'elle se refuse au Christ lui-même ! Elle sait qu'il y a toujours quelque chose de sordide chez les épouses, et celles qui s'amourachent du Christ sont encore les pires. Ce que perçoivent les amantes du Christ, c'est d'abord le Christ. Elle, c'est la croix qui l'obsède, la croix et rien d'autre. Il ne lui viendrait pas à l'idée de fantasmer sur la "dague ardente" de l'Epoux ou de converser avec les Chérubins… elle n'en a rien à foutre de "séduire" Dieu le Fils ; ce qu'elle veut, c'est l'égaler , être le larron cloué à la droite du Juste.
Sa fidélité au Christ est infinie car elle l'aime d'un amour filial. Elle peut même se permettre de ne pas lui laisser l'apanage de l'Incarnation... Anathema sit... Sans s'y attarder historiquement, elle suppose qu'Osiris en Egypte, Krishna en Inde, peut-être même Dionysos ou Melchisédech, et sans doute aussi quelques Messies anonymes ont été, au même titre que le Christ, des incarnations du Verbe... Préférer le principe à la personne : c'est un réflexe aristocratique mais c'est aussi la preuve d'un esprit méchamment familier des Mystères divins. Le Père Perrin a dû mâchouiller son embarras lorsqu'il reçut cette lettre : "A n'importe quelle époque, dans n'importe quel pays, partout où il y a un malheur, la Croix du Christ en est la vérité. Tout homme qui aime la vérité au point de ne pas courir dans les profondeurs du mensonge pour fuir la face du malheur a part à la Croix du Christ, quelle que soit sa croyance. Si Dieu avait consenti à priver du Christ les hommes d'un pays et d'une époque déterminés, nous le reconnaîtrions à un signe certain, c'est que parmi eux, il n'y aurait pas de malheur. Nous ne connaissons rien de pareil dans l'histoire. Partout où il y a le malheur, il y a la croix, cachée, mais présente à quiconque choisit la vérité plutôt que le mensonge et l'amour plutôt que la haine. (…) Réciproquement, les chrétiens si nombreux qui n'ont pas la force de reconnaître et d'adorer dans chaque malheur la Croix bienheureuse n'ont pas de part au Christ. Rien ne montre mieux la faiblesse de la foi que la facilité avec laquelle, même parmi les chrétiens, dès qu'on parle à coté du malheur, on passe à coté du problème. Ce qu'on peut dire sur le péché originel, la volonté de Dieu, la Providence et ses plans mystérieux, tout cela dissimule la réalité du malheur ou bien reste sans efficacité. Le vrai malheur, une seule chose permet d'y consentir, c'est la contemplation de la Croix du Christ. Il n'y a rien d'autre. Cela suffit".
C'est vrai : la croix suffit. Tout s'y concentre et surtout la contradiction éprouvée jusqu'au fond de l'être. J'écrivais que le vide rend moche. Voilà : le crucifié est moche, immanquablement grotesque. Ça, le Roi des Juifs ? le Sauveur des hommes ? Avec son slip kangourou, ses contorsions de petite gouape et sa clique de pouilleux ? Jésus ne marche pas vers le supplice en chantant les louanges de Dieu devant un Empereur fardé et vêtu de peau de lion nubien ; il crève en malheureux, pas en martyr (nuance essentielle). Puis il y a ce cri pathétique dans l'abandon : "MON DIEU, POURQUOI M'AS-TU ABANDONNÉ ?". Le blasphème de Jésus ! rien ne peut dépasser cela. Quand je pense que des rigolos veulent prouver l'inanité du christianisme en insistant sur la vaine supplication du crucifié... Simone Weil, elle, ne s'y trompe pas. L'abandon du Christ par le Père - de Dieu par Dieu - c'est la véritable preuve que le christianisme est quelque chose de divin : "Le Christ guérissant des infirmes, ressuscitant des morts, etc., c'est la partie humble, humaine, presque basse de sa mission. La partie surnaturelle, c'est la sueur de sang, le désir insatisfait de consolations humaines, la supplication d'être épargné, le sentiment d'être abandonné de Dieu".
Simone Weil n'a jamais craint d'enrichir sa christologie d'annexes géométriques et d'emprunts aux analogies irreprésentables de la science mathématique. La croix est le lieu où apparaît la contradiction, critérium du réel ; mais elle est aussi le rapport qui transforme la contradiction en corrélation : sur la croix, l'absence de Dieu est radicale. Silence dévorant. Désertion vertigineuse. Dieu lui-même, cloué sur la planche, doutera soudain de sa propre existence... Sur la croix, l'ESPACE se dilacère apparemment jusqu'à l'infini (c'est le cri de douleur du supplicié qui repousse de part en part les limites de l'univers) mais cette dilatation spatiale est purement imaginaire ; l'espace semble se dérouler jusqu'aux antipodes mais en fait il se concentre en un seul point : le sternum de l'innocent. En se vidant, l'innocent s'expose à toute la pression de l'univers environnant, en supporte tout le poids. Etre innocent, c'est jeter le contrepoids.
Encore une fois : "Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. La vérité est du coté de la mort". La mort : non pas le dernier tempo des ventricules cardiaques mais la SAINTE AGONIE. Là voilà la grande affaire de Simone Weil : elle est encore gamine qu'elle craint déjà de "manquer, non pas [sa] vie mais [sa] mort".
Résumons les dernières séquences : le 14 mai 1942, Simone Weil et ses parents s'embarquent à Marseille sur le paquebot Maréchal-Lyautey. "Juifs aux quatre quartiers de youtrerie", leur sort ne fait aucun doute s'ils restent en France. Destination Casablanca, puis New-York. Simone Weil s'immerge quelques temps dans la communauté afro-chrétienne de Harlem et rejoint enfin Londres où elle brûle de s'offrir en holocauste. Son projet obsessionnel : être parachutée en France pour des actions de sabotage. Pendant la Guerre d'Espagne, elle avait harcelé vainement Julián Gorkin (dirigeant du P.O.U.M) afin de se faire envoyer en mission derrière les lignes de front. Même scénario à Londres : elle a beau tarabuster Schumann et Closon, dénicher un vieux casque de parachutiste, prendre trois leçons de conduite, minorer ses ennuis de santé, rien n'y fait : on la claquemure comme rédactrice dans les services civils de la France Libre (c'est là qu'elle écrit L'Enracinement). Pendant quelques semaines, elle y croit encore. Puis tout la dégoûte : les intrigues de couloir ; De Gaulle qu'elle soupçonne de fascisme larvé ; les ganaches de la France Libre qui la laissent dépérir à petit feu dans l'exiguïté de son office. Cette fois c'est sûr : elle va manquer sa mort, crever comme une imbécile dans son lit, alors qu'en France on torture, on déporte, on extermine... L'espace d'une microseconde, elle envisage de s'échapper seule vers le continent pour se livrer aux Nazis... Elle étouffe très vite cette pensée glauque : par définition, le malheur ne s'épouse pas ; il ne se définit que par les formes de la nécessité : l'accident ou l'obligation. Mais l'obligation n'est rien sans une occasion de l'accomplir et le Gros Animal se contrefout de ses caprices. Un ponte de la Résistance confie à Schumann : "Weil est un cas de noblesse exceptionnelle, mais aujourd'hui il n'y a plus de cas".
Cette fois, ça sent la fin. Elle voulait mourir comme Antigone - son modèle de femme - ou supplicié comme le Larron en croix... Elle comprend maintenant qu'elle ne dérivera pas de son destin tracé de fonctionnaire souffreteuse. Le chagrin l'entame jusqu'au squelette, et le démon du remord s'en mêle. Elle s'en veut maintenant d'avoir quitté la France, se soupçonne même d'avoir inconsciemment fuit le danger : "La lâcheté en moi a trop bien calculé. Comment pourrais-je ne pas me mépriser ?". Le 15 avril 1943, on la trouve affalée près de son grabat. Malgré ses pleurs et ses supplications, on la transporte à l'hôpital Middlesex. Diagnostic : granulie tuberculeuse, les deux poumons atteints mais bonne chance de guérison. C'est sans compter sur son indécrottable complexion de cabocharde : "Je ne peux être heureuse ni manger à mon gré quand je sens que mon peuple souffre". Plus les mois passent, plus elle se racornit. Sa peau vire au grisâtre, ses globules s'exorbitent : une figure délabrée, comme enfuie d'une toile de Nussbaum. Trop faible pour soulever ne serait-ce qu'un livre, elle trouve encore l'énergie de débiter des flots de pieux mensonges dans chacune des lettres qu'elle envoie à ses parents ; son gimmick : "tout va très bien ici".
La voici sur le Golgotha. "Qui perd gagne" sifflotaient les phrères simplistes du Grand Jeu. En lui refusant une mission de martyre, contrariant ce qu'elle croit être sa vocation, la Résistance lui fait don du malheur le plus amer. Une fois encore, c'est dans un ratage calamiteux qu'elle triomphe. De Gaulle en rajoute : "Elle est folle celle-là !". Le gégène a tout bon : dans l'avant-dernière lettre qu'elle expédie à sa mère, ce n'est plus à Antigone qu'elle se compare mais aux folles shakespeariennes, aux siphonnées de Velasquez tombées au dernier degré de l'humiliation : "Darling Mum, sens-tu l'affinité, l'analogie essentielle entre ces fous et moi ?" On la conduit au Sanatorium d'Ashford le 17 août. A cette date, elle ne p/v-eut plus rien avaler. Les infirmières jettent l'éponge devant son entêtement. Elle entre dans un état comateux le mardi 24 août et meurt à vingt-deux heures trente.
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"Seul son corps compte", écrit Marc-Edouard Nabe. Dans mon premier paragraphe, obéissant à un instinct pollué d'appétits dépravés, je taraudais le siècle pour me figurer les trente-trois kilos de chair de Simone Weil. Il m'arrive aussi d'arpenter impudemment l'espace pour poser mes petons tremblotants dans ceux du cageot céleste. Ce fut ma lubie estivale : savourant corrélativement les listes et les circonvolutions géographiques, je me suis surpris à étaler devant moi une carte d'Europe et à ressasser les étapes d'un pèlerinage weilien désordonné.
Je commençai par Mayenne. C'est ici, dans le nord du Maine où le bocage normand pétille dans une ultime exténuation que j'aurais aimé localiser la Maison des roses. Mes indices étaient faiblards : une demeure bourgeoise, un jardin anglais, un verger attenant ; bien sûr j'ai fait chou blanc et personne ne sut répondre à mes questions farfelues… Désolation ! j'aurais tant voulu approcher la rampe d'ébranlement de sa conscience politique... Rappel biographique : nous sommes en 1915, Docteur Weil est en poste à Laval et Simonette a six ans. Est-ce croyable ? elle baigne dans l'insouciance. Un peu boulotte, prenant de haut, la gredine louche alors sérieusement vers l'extrême-droite, récitant à qui veut l'entendre les vers joufflus du rossignol Déroulède... Une bonne petite patriote, qui fait la fierté du maire, du curé, et surtout de l'emballeur de refroidis. Mais le paradis fait long feu : son filleul de guerre - un brave poitevin des tranchées à qui elle envoie friandises et mots de réconfort - tombe à Verdun. Sa résolution est irrévocable : elle sera pacifiste.
En toute rigueur, une cabriole temporelle aurait dû me mener directement vers quelques cités populaires : Le Puy, Auxerre, Roanne, ses trois premières affectations en tant que professeur. On me pardonnera d'avoir différé la visite de ces trois stations rutilantes d'exotisme ouvrier.
Plus affolant : Assise ! l'intrusion dans le métacentre critique de sa vie. Malheureusement, je ne m'y suis jamais rendu autrement qu'en fantasme. Et pourtant ! je me souviens des jours illustres où je découvris saint François et sa clique de Frères Mineurs (Gilles le farceur, Richer le parano, Massée le beau parleur, Jean le simplet…) dans la collection illustrée des Belles Histoires et Belles Vies... Avant que le catéchisme ne ruine mon intérêt pour les choses de l'Eglise, c'était lui mon préféré. Quelle classe ce saint François ! Je croquais mon besacier cosmique dans ses occupations quotidiennes, tenant le crachoir aux passereaux ou maçonnant sa mini-chapelle (Santa Maria degli Angeli, que je localisais - je ne sais pourquoi - en Turquie !). Gâchant par sa seule présence les agapes de quelques évêques grassouillets, saint François est le plus incivilisable des troubles-fêtes, un turlupin multirécidiviste... Quand il se pointe quelque part, le scandale n'est jamais loin. Evidemment, il était fatal que Simone Weil, en bonne marmiteuse anémiée, percute un jour la luisance franciscaine. Lorsqu'elle débarque à Pérouse en mai 1937, l'Ombrie lui fait grande impression (elle en oublie Milan, Rome et même Florence). A Assise, elle voit saint François partout ! dans la pouillerie des paysans, la placidité des cailloux, la chétivité des arbres... "à croire que la Providence a créé ces champs heureux et ces humbles et touchants oratoires pour préparer son apparition." Dans un ancien ermitage de saint François, elle déraille presque : "Un jeune franciscain rayonnant de foi m'a raconté l'histoire d'une femme qui au XVe siècle y était monté habillé en homme, s'était fait admettre comme franciscain, et y avait vécu vingt ans ; après sa mort seulement on a découvert son sexe ; et l'Eglise l'a béatifiée. Si j'avais su cette histoire avant de monter, qui sait si je ne l'aurais pas rééditée ?" Elle stationne dans la chapelle Santa Maria degli Angeli et c'est la Deuxième Fêlure : "Quelque chose de plus fort que moi m'a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux... "
Retour en France : Solesmes ! je ne me représente pas de lieu plus weilien que cette pondéreuse pagode - flanquée à moins de vingt minutes de Château-Gontier - archicélèbre pour ses chants grégoriens autant que pour la pétulance toute bénédictine de ses occupants. C'est dans la minuscule église abbatiale que Simone Weil passe la semaine pascale de 1938. Hasard prodigieux : c'est au même endroit - je n'aurai pas l'outrecuidance de mettre les deux évènements en parallèle - que se niche l'objet de ma plus dévorante obsession esthétique et sur laquelle je dois m'épancher succinctement : La Mise au Tombeau du Seigneur. Je ne sais pas si Simone Weil a consigné quelque part le souvenir précis de ses dix journées pascales (sa biographe, la brave Simone Pétrement, n'en pipe pas mot) mais je ne peux pas la soupçonner d'avoir contourné le transept sud de l'église et ignoré l'immanquable statue du XVe siècle nidifiée dans son extrémité. Bien que l'ayant déjà caressée du regard des dizaines de fois, je frise l'éclampsie à chaque nouvelle approche (je n'exagère pas). Imaginez : encastrée sous un entablement mastoc - patronné par David et Isaïe -, lui-même reposant sur deux pilastres latéraux, la scène, lorsqu'on la découvre, frappe d'abord par la courbure déliée du linceul christique qui répond souplement à l'arche supérieur. Sur la droite, un chevalier lippu à l'air prospère soutient hypocritement le drap mortuaire (on suppose qu'il s'agit de Jean d'Armagnac, Seigneur de Sablé - mais que diable vient foutre ce gros sac ?), maintenu à gauche par un Joseph d'Arimathie colossal, enturbanné et outrageusement notabilisé ; derrière le linceul, Nicodème, concentré comme un chirurgien, et un couple de pleureuses à l'expression flottante entourent les deux seules faces éminemment douloureuses de la scène, et dont la vision devient vite insoutenable : la Mère de Dieu, vacillante sous son fichu, et, collé derrière elle, un saint Jean imberbe, frisotté, zébré de transitions chromatiques. Mais la figure qui donne tout son sens à l'œuvre, c'est Marie-Madeleine : alors que la tradition aime à la représenter généralement lancinante, soutien effaré de la Vierge (Titien la charge particulièrement), elle se tient ici à l'écart des planches, parallèle au Cadavre, assise sur les fesses, les yeux clos, le visage muré et délicatement incliné vers ses doigts entrelacés, assagissant par sa seule présence les grimaces hyperboliques des autres amis du Christ. Cette expression de piété radicale - il faudrait lui trouver un nom à part - dénuée de tout affect, c'est exactement cela que je me figure lorsque je songe aux exercices de dévotion de Simone Weil. Solesmes occupe un moment singulier dans sa vie : dix journées complètes consacrées à la prière (à tel point qu'elle suscite les commentaires peu amènes d'un couple de vieilles pies étonnées qu'une "juive" puisse être aussi assidue aux offices). C'est donc à quelques mètres de ma Marie-Madeleine contagieuse qu'elle vient s'asseoir chaque jour, du dimanche des Rameaux au mardi de Pâques. Elle apprend à réciter un poème anglais du XVIIe siècle, intitulé Love, en y appliquant toute son attention et "en adhérant de toute [son] âme à la tendresse qu'il enferme". Face à un tel surgissement de beauté anonyme, couplé aux polyphonies grégoriennes, elle ne peut se retenir trop longtemps. Et c'est là - sur le troisième banc en entrant, à droite -, un an après Assise, que "le Christ lui-même" descend et la saisit… Premier (et dernier ?) véritable contact mystique - qu'elle n'attendait pas plus qu'elle ne le souhaitait et à ce point débordant qu'elle en parlera plus tard avec honte, se défendant d'y avoir emmêlé ses sens…
Quittant Solesmes, il m'était difficile de trouver un lieu plus weiliennement saturé. Si l'on excepte Santa Maria degli Angeli, il n'y a que le Grosvenor Sanatorium d'Asford, la ferme de Thibon à Saint-Marcel d'Ardèche et Montségur qui peuvent rivaliser avec l'Abbatiale (on pourrait ajouter Harlem et Marseille). Des circonstances m'ont commandé d'opter pour l'affriandante place forte des Cathares. Ayant marché depuis Port-la-Nouvelle - faubourg portuaire d'une laideur toute brejnévienne - aux cotés d'une accorte fille à la coiffure exubérante, je suis arrivé à Montségur sous une pluie mesquine alors que l'Ariège se faisait alors détremper depuis trois jours. Avouons-le, l'endroit ne paye pas de mine : c'est une bourgade quelque peu endolorie, à la carne rugueuse, déclinée en terrasse successives à flanc de coteaux. Ce jour-là - le 9 août 2002 -, le château, abouté à la grisaille, restait invisible depuis le village. Les assauts brouillasseux avaient éconduit les moins motivés et il n'y avait guère que le cafetier-primeur qui brassait un peu l'air en se plaignant de ses "petits tracas" de la veille (une coulée de boue s'était engouffrée dans sa boulangerie !). Attablés à l'intérieur du troquet, un développeur-informatique de Charleroi gâtait son chiard, une Italienne à la poitrine accablante se surprenait à débronzer et un couple d'aoûtiens soupiraient de n'être point juillettistes. Simone Weil et ses Parfaits n'étaient pas vraiment au rendez-vous... Puis au fond de la salle, j'aperçus soudain une nuque pelée posant bellâtrement, enroulée dans une chèche croixceltiquée, studieusement absorbée dans la lecture de La Cour de Lucifer... Un lecteur d'Otto Rahn ! Rahn l'occultiste nazi, auteur en 1933 d'un étrange grimoire que les néo-païens tendance Terre&Peuple placent en évidence dans leurs bibliothèques, entre L'archéo-futurisme de Guillaume Faye et les œuvres complètes de Saint-Loup... La Race contre l'Eucharistie ! Simone Weil affleura alors en négatif derrière la vision de ce fafounet aberré venu chercher ici la montagne du Saint-Graal... A-t-elle d'ailleurs eu connaissance de cette sordide oblitération ? Non, sans doute, et c'est tant mieux. Et pourtant, à l'heure où elle rédigeait son En quoi consiste l'inspiration occitanienne ?, percevant dans le catharisme la dernière émanation vivante de l'antiquité pré-romaine, Otto Rahn venait de consacrer Montségur au rang de réceptacle universel du secret de la race aryenne... et aujourd'hui encore, ils sont une horde ratatinée de païens brevetés, Pierre Vial en tête, à célébrer chaque 21 juin le Soleil Invaincu, sacrifiant à des succédanés de rituels aussi décrépits que courtelinesques que je ne peux m'empêcher de rapporter ici : "Je suis Odin et je viens du Nord ; je suis Barberousse et je viens de l'Est ; je suis Arthur et je viens de l'Ouest ; je suis Apollon et je viens du Sud... "
La librairie locale semble d'ailleurs obéir à cet écartèlement cocasse : au fond s'entassent les babioles, pétrifiantes de kitscherie fascistoïde (chevaliers en étain, fausses dagues, pin's albigeois...) ; à gauche et à droite, la librairie proprement dite charrie le pire (guides de développement personnel, Le Grand et le Petit Albert, Le thème astral de Jésus, Jésus ou le mortel secret des templiers du crétin Ambelain...) comme le meilleur (les Upanishad, la Bhagavad-Gîtâ commentée par Radhakrishnan, quelques exemplaires ronéotypés des Cahiers d'études cathares...). Profitant d'être le seul visiteur, je pris mon temps pour dégoter des numéros des Cahiers du sud mais restai capot. Le Catharisme, la brochure de Déodat Roché qui "enflamma" Simone Weil et l'inclina à inaugurer une correspondance avec le vieux gnostique, était également introuvable. L'archangélique se faisait décidément discrète. Le libraire expectora une vague enflure négative lorsque je lui demandai La Pesanteur et la Grâce... "Et Emile Novis ?" (c'est par cet anagramme qu'elle signait ses articles) - "ça'm'dit rié". Simone la Parfaite inconnue... Le regard potelé de ce sous-bouquiniste commença alors à me crisper sérieusement et je m'encanaillai en lui soumettant une autre recherche : Eine reize zu Europas guten geistern (le plus nazi des livres d'Otto Rahn), en version original de 1937 - "J'ai pô ça...". "Kreuzug gegen den Graal alors ?" - "ça ouais, j'peux l'avoir en français, traduit par Pitrou..." Le petit jeu avait assez duré, je laissai cette canaille à ses sous-livres, achevant de m'imbiber avec la "mouille qui mouille" (une expression de mon impayable développeur-informatique wallon) puis pénétrai dans une deuxième librairie, captivé par son aspect décati. Je ne fus pas déçu : j'avais cette fois l'embarras du choix, entre Le Catharisme, des rééditions des Cahiers du sud et une dizaine d'ouvrages généraux sur les Albigeois où les liens entre Simone Weil et Déodat Roché occupaient plusieurs paragraphes. En quittant cette petite caverne, Le Génie d'Oc sous le bras, je croisai une fois encore mon rahniste qui s'apprêtait visiblement à bander ses mollets (il lançait un regard bouffi d'hardiesse en direction du château tout en ajustant sa boucle de ceinture soviétique) ; moins intrépide - je l'avoue - que ce drille d'avant-garde, je pris le chemin de notre tente igloo décathlon pour me plonger aussitôt dans le manifeste albigeois d'Emile Novis. Jusqu'au petit matin suivant, une phrase me hanta, une phrase résolument épointée qui me fit comprendre l'attachement de Simone Weil à ce fichu pays d'Oc : "L'essence de l'inspiration occitanienne est constituée par la connaissance de la force ; et connaître la force, c'est, la reconnaissant pour presque absolument souveraine en ce monde, la refuser avec dégoût et mépris"…
Je reviens à Paris : sans doute le lieu idéal pour prendre doucement congé de l'altier boudin. Ici, comme de bien entendu, tout s'est évaporé : sa maison natale (19, boulevard de Strasbourg) n'existe plus depuis 1912 ; l'usine Alsthom, rue Lecourbe, a mis les clefs sous la porte ; son gourbi d'ouvrière, dans la même rue, s'est diluée au cœur d'un loft où se pavanent désormais Jean-Christophe, directeur artistique, et Armelle, organisatrice d'évènements ; on ne la trouvera pas mieux dans les ateliers Renault, calamistrés et désemplis, que dans les corridors de Henri IV ou d'Ulm, hantés par trop de spectres pour avoir conservé un quelconque souvenir de sa saillance...
Paris se résume pour moi à un petit paradis aux portes de Saint-Germain où Simone s'impose à mon souvenir : coincée entre la Place Saint Sulpice et la rue du Four, c'est la rue des Canettes. Que j'y jure des palsambleu, blindé comme un moscovite à l'angle de la rue Guisarde, ou que je scrute de mes yeux pochés quelques nèfles girondes prenant le soleil au Café de la mairie, la rue des Canettes m'offre tout ce qu'un garçon simple peut attendre de la vie. Puis l'atmosphère y est supérieurement chargée : Georges Bataille, Cioran, Drieu la Rochelle, Maurice Sachs vécurent un temps ici. Albert Caraco, las du rond point de l'Etoile, venait s'y ennuyer entre deux exercices d'exécrations. André de Richaud, établi en 1950 y resta jusqu'à sa mort. Cravan y stationnait vers midi avec sa charrette à bras farcie de numéros de Maintenant, haranguant les bourgeois à grands coups d'effets d'annonce (le camelot pakistanais du Monde qui le remplace aujourd'hui - "ça y est ! ça y est !" - n'est pas mal non plus). C'est aussi là, dans un meublé pisseux, que Roger Gilbert-Lecomte nourrissait d'héroïne ses veines tétaniques, pleurant sa petite Ruth Kronenberg, auschwitzée pour la Gloire de l'Empire Runique.
Simone, elle, y vient chaque soir après ses cours, squattant un bistrot d'étudiants - qui deviendra Chez Georges à partir de 1952. On la voit chahuter, Le Canard enchaîné sous le bras, face à un café serré, estourbissant khâgneux et normaliens à grand coup de pétitions antimilitaristes. A peine majeure, encore jolie, elle a l'âge des possibles et des desseins flous, s'essaie parfois à l'alcool mais dévisse au troisième verre. C'est rue des Canettes qu'elle se livre au seul larcin de son existence : un éclair au café. Souvent, après s'être ruinée dans le bistrot, elle passe la nuit à errer avec ses amis, plus ou moins grisée : ils tournent à droite vers la rue du Four, longent le boulevard Saint-Germain vers l'Est, remontent la rue Saint-André-des-arts jusqu'à la Place Saint-Michel, continuent vers Notre-Dame, l'Hôtel de ville, la rue de Rivoli, la rue des Rosiers puis finissent Place des Vosges, estourbis et rigolards.
Changement d'atmosphère : voici les années d'usine. Simone Weil revient dans son troquet de la rue des Canettes, mais l'adolescente bouillonnante est morte. Ses ex-camarades de Khâgne, confinés avec Bobonne dans leur appartement de la rue de Seine, ont pris du bide et perdu leurs mèches folles. Les patrons ne la reconnaissent pas. Simone s'installe seule, sans quitter sa blouse de fraiseuse maculée encore d'huile morne ; la fumée et l'échinement lui brûlent les pupilles, ses mains sont irisées de coupures infectées et sa sinusite l'accable plus que jamais. La nouvelle génération d'étudiants la prend pour une demeurée et lui lance des regards de pitié flasque. Un soir de février, Auguste Detœuf, son "patron", se joint à elle. Simone est plus éreintée que jamais mais elle parvient quand même à discutailler machinisme et syndicalisme. Detœuf lui donne soudain une enveloppe beige ; elle la décachette gourdement, le crâne concassé, ajuste ses lunettes métallisées, glisse le long de l'écriture soignée puis... se fend aussitôt d'un rire sonore ! les trois pochetrons avachis sur le zinc, réveillés par l'éclat, lèvent un œil vasouillard... Simone Weil poursuit la lecture et s'esclaffe de plus belle. Mollement crispés, les soûlards grommellent dans leur coin... Savent-ils, ces bienheureux, qu'ils viennent d'entendre le dernier rire de Simone Weil ?
Qu'y avait-il dans l'enveloppe ? un poème acrostiche écrit par Detœuf lui-même, sans prétentions mais aussi sagace que drolatique. Chaque fois que je remonte la rue des Canettes, c'est au rire de Simone Weil que je songe. Et pénétrant Chez Georges, je me prends à rêver que ces murs ont peut-être gardé facétieusement l'écho de cette marrade et qu'ils le décageront un jour à la stupeur générale. Et pour hâter le phénomène, conscient de me livrer à un rituel falot, je me remémore cet incongru sonnet et le récite secrètement :
Avec un haut mépris des jeux et des ébats,
Usant pour l'ouvrier son cœur dialectique,
Grave, ardente, et portant en son âme hérétique
Un chrétien désir des éternels combats,
Simone va, poussant son rêve pas à pas,
Tout au long des trottoirs de quartier maléfique,
Et se hâte, sans voir ni passant ni boutique,
Distraite, et négligeant de remonter ses bas.
Et la voici, dans le bistrot de Saint-Sulpice,
Traçant l'immense nef de l'immense édifice
Où l'homme, enfin meilleur, ira faire oraison,
Et, fidèle croyant d'une anarchique Eglise,
Unira, purs esprits d'amour et de raison,
François sur l'Acropole et Platon dans Assise.
Bruno DENIEL-LAURENT
Gueules d'amour, Mille et Une Nuits, 2003