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Congo : le rêve et l'ombre
Bruno DENIEL-LAURENT
La Revue des Deux Mondes - novembre 2018
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Lorsque vous demandez à un habitant de la République démocratique du Congo le nom du lieu où il aimerait vivre par-dessus tout, une même réponse se fait généralement entendre : na Poto, c’est-à-dire, traduit du lingala, en Europe. Dans les faits, « Poto » se résume à Paris, Bruxelles ou Londres, le reste de l’Europe n’intéressant pas les candidats congolais à l’émigration [1]. Que la quasi-totalité de la jeunesse d’un pays de 82 millions d’habitants – et qui en comptera 200 millions en 2050 – ait les yeux rivés sur les capitales de notre vieux continent devrait, au grand minimum, nous interpeller. Tout au contraire, face à cette intarissable fascination qu’exerce l’horizon européen sur la jeunesse congolaise, nous ne répondons que par la méconnaissance – quand ce n’est pas le désintérêt ou l’aveuglement – à l’égard de ce pays-continent dont le destin nous semble tout à fait étranger. La collision, pourtant, semble inévitable, le livre de Stephen Smith, La Ruée vers l’Europe [2], la décrit par ailleurs avec une précision chirurgicale.

Il est rare que la République démocratique du Congo – autrefois connue sous le nom de Zaïre – fasse la une de la presse. Quelques patronymes, comme Lumumba, Mobutu ou Kabila, nous sont certes un peu familiers, mais c’est tout juste si l’on connaît ici le nom de la capitale de la RDC, Kinshasa, première ville francophone du monde [3]. Nous transportons pourtant tous avec nous une parcelle de terre congolaise : le coltan, qui permet de fabriquer les condensateurs au tantale de nos smartphones, est en effet issu de façon quasi-exclusive des mines du Kivu, pour le plus grand malheur des populations qui y vivent. L’inestimable richesse du Congo est paradoxalement l’une des causes principales de la misère dans laquelle survivent ses habitants, et par voie de conséquences le principal moteur de cette fabrique à fantasmes qu’est le projet migratoire. Alors que l’armée française commémore cette année le quarantième anniversaire de l’épique bataille de Kolwezi [4], et que les élections présidentielles sont censées clore le 23 décembre prochain les vingt-et-un ans de la parenthèse Kabila – puisque Joseph, fils et successeur de Laurent-Désiré Kabila, ne brigue pas un nouveau mandat –, il n’est sans doute pas inutile de nous pencher succinctement sur l’histoire récente du plus vaste État d’Afrique noire.

Après avoir été la possession personnelle du roi Léopold II de Belgique, puis le principal territoire de l’empire colonial belge, le pays qui s’épanouit le long des méandres du fleuve Congo devient formellement souverain le 30 juin 1960. Un terrible paradoxe, lourd de périls, apparaît immédiatement aux yeux des observateurs les plus avisés : la décolonisation a commencé trop tard mais l’indépendance arrive trop tôt. Celle-ci est une fête – il suffit d’écouter la réjouissante chanson de rumba Indépendance Cha Cha pour s’en persuader –  mais le pays s’embourbe aussitôt dans les pogroms ethniques, les coups d’Etat, les sécessions provinciales. Piégés par leur posture extrémiste, mués par un ressentiment compréhensible mais stérile, les premiers dirigeants du Congo libre héritent d’un pays doté de précieuses infrastructures médicales, scolaires et routières dont ils vont réussir à saper méticuleusement tout le potentiel. L’assassinat du premier Premier ministre Patrice Lumumba, torturé et exécuté quelques mois à peine après l’indépendance, ajoute encore à la confusion : à Paris, Oslo, Varsovie ou Tel-Aviv, le camp progressiste descend dans la rue pour rendre hommage à un « martyr de la décolonisation », un « héros de la conscience africaine », faisant peu de cas du fanatisme de Lumumba, homme imprévisible dont l’irrationalité effrayait même les diplomates les plus chevronnés.

 

En moins de cinq ans, le rêve indépendantiste tourne au cauchemar sur fond d’ingérence étrangère et de relents de guerre froide. Les Etats-Unis craignent bientôt que la subversion ne profite in fine à l’URSS – Che Guevera n’a-t-il pas débarqué sur les rives du Tanganyika en avril 1965 ? Quant à la Belgique, elle veut protéger ses nombreux ressortissants. Il faut un homme à poigne, et l’Occident s’accorde sur un nom : Joseph-Désiré Mobutu. Sous la férule dictatoriale de cet ancien séminariste qui fut professeur de grec et de latin, le Congo va vivre à partir de 1965 une époque dont les vieux Congolais parlent aujourd’hui comme on évoque un âge d’or à jamais révolu. Le président Mobutu cultive un dessein politique pour son pays, baptisé « Recours à l’Authenticité ». Et qu’importe si cette quête des origines emprunte des chemins sinueux : le Congo devient le « Zaïre » – un mot griffonné par un missionnaire portugais sur une vieille carte du XVIème siècle ! – ; le batik javanais est sacré « tissu national » ; la veste/cravate est proscrite au profit de l’abacost, (« à bas le costume »), une veste maoïste fabriquée dans la banlieue de Bruxelles ; le rock’roll et la musique classique occidentale sont remplacés par la rumba d’inspiration cubaine, les prénoms européens par des postnoms ethniques… Le débonnaire autocrate donne l’exemple : il troque sa casquette de maréchal contre une toque en léopard, et s’impose un nom « authentique ». Joseph-Désiré devient ainsi Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, « Mobutu le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l’arrêter ».

 

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Mais « Papa Maréchal » extrémise la zaïrianisation : en 1973, toutes les entreprises détenues par les ressortissants étrangers sont saisies et offertes aux fidèles du président : du jour au lendemain, le commerçant grec, le restaurateur portugais, le garagiste pakistanais, le cultivateur belge est contraint de céder son affaire à un Zaïrois. Les grandes entreprises sont elles aussi soumises à ces spoliations, avec les conséquences dramatiques que l’on imagine : tel ami noceur du Maréchal se voit soudain propulsé à la tête d’une plantation, tel autre doit diriger une entreprise de pêche, une scierie ou une usine de limonade... Généralement, le nouveau patron se contente de vider le compte en banque de « son » entreprise avant de laisser à leur sort les infortunés employés. Le slogan du parti présidentiel – « Servir et non se servir » – apparaît alors bien ironique dans un pays à l’économie devenue moribonde, intégralement contrôlé par une kleptocratie indifférente au sort de l’homme de la rue.

 

A la chute de l’URSS, Mobutu n’est plus qu’un vieil Ubu atrabilaire, malade et isolé. Effrayé à l’idée de subir le même sort que Ceaușescu, Papa Maréchal annonce l’entrée du Zaïre dans l’ère de la démocratisation, mais c’est trop tard : le régime ne tient plus qu’à un fil. C’est alors que se produit, dans un petit pays voisin nommé Rwanda, l’une des pires catastrophes du XXème siècle. Le génocide des Tutsis par les Hutus puis la revanche des premiers sur les seconds provoquent, entre autres conséquences, la création d’une rébellion sur le sol zaïrois qui conteste le pouvoir de Mobutu : dirigée par un certain Laurent-Désiré Kabila – un ancien compagnon de lutte de Che Guevara – et soutenue à la fois par le Rwanda, l’Ouganda et les Etats-Unis, une « Alliance des forces démocratiques pour la libération » prend le pays en étau. Mobutu est renversé en 1997, remplacé par Kabila en qui l’administration américaine de Bill Clinton croit – naïvement ? – déceler un talentueux new african leader. La France, qui a tenté de soutenir jusqu’au bout le vieux maréchal, est hors-jeu. Le Zaïre redevient le Congo, et plus encore : une « république démocratique ».

 

Le petit peuple des rues congolaises n’aura pas le temps de souffler. Kabila, se retournant contre ses anciens alliés rwandais et ougandais, va plonger l’Afrique centrale dans ce que l’on a surnommé la « Grande guerre africaine » : neuf pays africains et une trentaine de milices locales vont s’affronter sur le sol congolais d’août 1998 à juin 2003. Entre ces deux dates, au moins quatre millions de victimes, dont Laurent-Désiré Kabila, mystérieusement assassiné dans son palais en janvier 2001. C’est donc son fils Joseph, 47 ans, qui est désormais à la tête du pays. Quant à la guerre, elle se poursuit, mais sur un théâtre circonscrit à la région des grands lacs, plus que jamais assise sur une manne géologique qui fait la fortune des guérillas locales, des multinationales et surtout du Rwanda de Paul Kagame, devenu le premier exportateur au monde de coltan… congolais !

 

De la même façon, le cobalt – indispensable pour fabriquer les moteurs des voitures électriques –, est aujourd’hui extrait dans des conditions infernales dans la province congolaise du Lualaba, et là encore au profit quasi-exclusif de l’étranger : on estime ainsi que 90 % du cobalt congolais est exporté par une multinationale chinoise, la Congo Dongfang International Mining. L’histoire se répète : ce que le caoutchouc était aux années 1900, le coltan et le cobalt le sont aux années 2000. Il y a cent-vingt ans, l’État indépendant du Congo – alors possession du roi des Belges – avait été mis sous coupe réglée afin d’assurer la production des pneus automobiles, en développement exponentiel ; désormais, ce sont les projets d’Apple, de Samsung ou de Volvo/Geely qui alimentent, cette fois-ci au profit des dictatures rwandaises et chinoises, la production de minéraux rares par une main d’œuvre locale sous-rémunérée et soumise à des conditions de travail épouvantables. Chassez un impérialisme : un autre prend sa place.

 

C’est dans ce contexte que doivent se dérouler les élections présidentielles prévues pour le 23 décembre prochain [2018]. Joseph Kabila, qui se maintient illégalement au pouvoir depuis décembre 2016, a surpris son monde en s’engageant cet été à ne pas briguer un nouveau mandat. Il est vrai que la situation sécuritaire du pays s’est gravement dégradée au cours de ces dernières années : au-delà des guerres endémiques dans la région des grands lacs et la présence d’une sanglante guérilla dans les provinces du Kasaï, Kabila a vu se dresser contre lui une opposition démocratique – portée par l’Église catholique – qu’aucune répression gouvernementale n’a réussi à effrayer. Menacé de sanctions économiques multiples, le fils de Laurent-Désiré a compris qu’il lui était préférable de partir avec les honneurs – et son immense fortune –, mais en assurant ses arrières. Pressé par ses alliés de désigner un dauphin, Kabila a porté son choix, à la stupéfaction générale, sur un cacique quasiment inconnu des Congolais, Emmanuel Ramazani Shadary. Ancien ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, celui-ci s’est illustré par un usage disproportionné de la violence, ce qui lui vaut d’être interdit de territoire dans l’ensemble des pays de l’Union européenne... Mais le brutal Shadary est un fidèle d’entre les fidèles du clan Kabila. Il parle lui aussi le swahili – l’une des quatre langues nationales du pays avec le lingala, le kikongo et le tshiluba – et l’on murmure qu’il serait originaire du même village que la mère putative de Joseph Kabila, « maman » Sifa Mahanya… Une fois encore, la question ethnique, trop souvent minorée par nos gouvernants et nos experts, sera l’une des clefs du scrutin. Si la commission électorale n’y trouve rien à redire, Shadary trouvera sur son chemin Félix Tshisekedi – pâle rejeton de l’opposant historique Etienne Tshisekedi – dont les chances de l’emporter, sans être négligeables, restent hypothétiques. Dans tous les cas, il est certain que cette élection est probablement l’une des plus ouvertes qu’ait connu le Congo. Ainsi, à l’heure exacte où sont rédigées ces lignes, la nouvelle de la condamnation de l’ancien chef de guerre Jean-Pierre Bemba par la Cour Pénale internationale – pour subornation de témoins – vient de tomber, oblitérant de fait les ambitions politiques d’un homme que l’on considère comme l’un des plus coriaces adversaires de Shadary…

 

Il serait abusif de dire que, face à ces vicissitudes politiques, Kinshasa retient son souffle. Car dans cette ville-champignon de quelques douze, quinze ou dix-huit millions d’habitants, l’urgence est simplement de survivre. Dans les ruelles délavées des quartiers, la faucheuse rôde en permanence, prête à s’abattre sur le malchanceux : ça peut être un coup de machette décoché par un kuluna à peine sorti de l’enfance ; une collision avec l’une de ces fourgonnettes bosselées et sans freins que l’on appelle ici les esprits-de-mort ; une balle tirée par un policier-racketteur auquel on a voulu résister ; ou la caresse malheureuse d’un chien enragé. Au pays du fleuve Congo, on sait depuis longtemps que l’on ne doit rien attendre des rois.

 

Bruno DENIEL-LAURENT

 

La Revue des Deux Mondes - novembre 2018

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Chéri Chérin, Article 15: Débrouillez-vous, huile, 1993

NOTES

 

[1] Dans Congo, une histoire (Babel, 2014), l’écrivain et essayiste David van Reybrouck explique que le terme « Poto » fait référence au Portugal, premier pays européen dont l’Afrique centrale a fait la connaissance.

 

[2] Ouvrage récompensé en 2018 par le Prix de la Revue des Deux Mondes.

 

[3] La réputation de « première ville francophone du monde » régulièrement attribuée à Kinshasa mérite d’être nuancée. Si l’on retient comme critère une maîtrise faible de la langue française, il est certain que Kinshasa, avec ses 17 millions d’habitants, est dans le peloton de tête avec Paris et Montréal. Mais si l’on se base sur une maîtrise plus pointue de la langue, incluant l’usage de la lecture et de l’écriture, on ne trouve sans doute pas plus de deux millions de francophones à Kinshasa.

 

[4] La bataille de Kolwezi désigne une audacieuse opération aéroportée menée en mai 1978 par une unité de la Légion étrangère. Elle visait notamment à protéger les ressortissants belges et français de l’Etat du Katanga, alors soumis à une rébellion prosoviétique. Plusieurs commémorations officielles ont été organisées en mai 2018 à l’initiative du Ministère de la Défense et des associations d’anciens militaires.

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