« Libé », 40 balais et quelques casseroles
A propos de Libé, 40 ans, Flammarion, 320 p., 39 €
Le 18 avril 1975, tandis que les khmers rouges commencent à déporter l’entière population de Phnom Penh, Libération choisit de saluer avec enthousiasme l’entrée de ses frères « révolutionnaires » dans la capitale cambodgienne. Étrangement, on ne trouve aucune trace de cette une historique – « Phnom Penh : sept jours de fête pour une libération » – dans le livre collectif que Flammarion publie pour les 40 ans du journal. Qu’importe ! On sait tous que Libé a toujours raison, même lorsqu’il écrit une chose et son contraire, ou qu’il troque le maoïsme sénile de Sartre pour le sweat-capuche de Demorand. Libé a donc quarante ans (pardon, « quarante balais ») et il a tout compris à l’art de l’anniversaire réussi, s’offrant une auto-apologie grand format sur papier luxueux, histoire de mieux célébrer son propre génie visionnaire… A l’adresse des grincheux et autres bouseux qui en douteraient encore, ce « roman d’un journal, récit d’une époque » cherche donc à nous persuader que Libé est un « intellectuel collectif » depuis toujours à l’avant-garde de la dénonciation des « injustices, oppressions, violations », à jamais détenteur de la « liberté de ses choix éditoriaux »… Bref, plus antitotalitaire tu meurs, moins émancipateur tu crains. Mais si cette grasse et grave avalanche de dithyrambes criards n’évite pas toujours le ridicule, on prendra soin de rester à l’affût ; car si Libé a su à la fois s’enferrer dans le maoïsme obtus des années Sartre et le libéralisme pontifiant de l’ère July, on se souviendra que le journal a aussi accueilli les grâces photographiques d’un Christian Caujolle ou les chroniques incandescentes de l’éternel jeune homme chic Alain Pacadis dont Gérard Lefort dresse ici un portrait sensible. En marge de « l’intellectuel collectif », quelques figures souverainement libres ont su illuminer les matins blêmes.
Bruno DENIEL-LAURENT