Levrette de la discorde
Bruno DENIEL-LAURENT
Nouvelle publiée dans Harfang # 46 - mai 2015
Je mouille en abondance, m'avertit Faustine, alors que ma main, glissée sous sa jupe, s'ébranlait déjà à l'assaut de son intimité. La générosité de cette fille, dont je pressentais la finesse, s'imposait donc jusque dans les replis vultueux de son anatomie. Je crus défaillir lorsqu'elle me confia que ces débordements de cyprine l'avaient longtemps rendu honteuse, au point de repousser l'âge de ses premiers flirts. Maintenant qu'elle frôlait les catherinettes, elle assumait tranquillement les largesses de ses glandes de Bartholin. Surtout, elle s'organisait en conséquence : ses afflux pouvant jaillir à l'improviste, elle transportait du change et d'adorables petits sacs en plastique dans lesquels s'enfouissaient ses culottes imbibées. Ainsi parée, elle ne craignait plus de fréquenter les salles de cinéma ; car cette drôle de fille – le croira-t-on ? – brisait ses digues lorsque Maurice Ronet ou Charles Denner apparaissaient à l'écran. Certaines n'aiment pas dormir seule. Faustine, qui fondait pour dix, voulait mouiller à deux. Et plus elle était humide, plus elle s'appliquait à lustrer ma virilité. Ça tombait bien : je me sentais d'humeur prodigue.
Faustine travaillait cinquante heures par semaine : elle dirigeait. Je ne me souviens plus des détails exacts de sa fonction mais je sais qu'elle officiait dans une Chambre du Maine-et-Loire – Commerce ou Agriculture, je ne sais plus – et que plusieurs dizaines de fonctionnaires lui étaient subordonnés. Ses responsabilités lui donnaient un maintien remarquable et un regard dénué de méandres. Elle était simple, forte et clémente ; elle avait peu d'humour, riait aux éclats et ne se posait pas trop de questions. On la trouvait généralement très belle, féminine, mais comme peuvent l'être les championnes de natation, avec une coupe à la garçonne, l'ossature ample, des muscles bien dessinés, une peau de rousse et un corps de Masaï ; surtout elle avait les dents du bonheur et une langue à rendre fou les plus sages marabouts d'Afrique. Ses yeux bleu azur – subtilement bridés, comme on en trouve tant en Basse Bretagne – ne pouvaient s'empêcher de se poser fixement sur l'objet de ses convoitises. Le jeu des passions naissantes l'exaltait. Elle prenait des poses souples et anguleuses, jamais plus à l'aise que dans les arrières salles des restaurants, la lueur des chandelles comme seule parure. Elle couchait dès le premier soir, mais il lui eut été inconcevable de s'offrir avant d'avoir partagé une tasse de thé japonais. Une fois ce cérémonial achevé, elle suçait sans faire de chichis.
A part ça, elle était de gauche.
Ses parents, de prospères céréaliers du Baugeois, communiaient dans le culte radical-socialiste. C'était des gens de bon sens, engagés dans le terroir et dans le siècle, vibrionnants et sans histoire. Ils avaient offert à leurs enfants beaucoup d'amour, le goût de l'effort et le modèle d'une famille égalitaire. La mère de Faustine, toutefois, avait eu sa période activiste. Au début des années soixante-dix, inscrite dans une faculté parisienne d'agronomie, elle s'était mêlée aux luttes féministes, commettant même quelques articles dans Le Torchon brûle. Revenue en Anjou, elle s'était mariée avec un agriculteur éclairé et lui avait offert trois enfants.
Faustine perpétuait le féminisme de sa génitrice mais de façon beaucoup plus pateline. Maman, c'est fini le temps du MLF, les choses ont changé, se défendait-elle lorsque la mère reprochait à sa fille sa coupable modération. Le machisme devient plus pernicieux, s'emportait l'inusable Vigilante, il ne faut pas baisser la garde ! Jamais !
La radicalité éloquente de sa mère n'impressionnait pas Faustine. La fréquentation des cercles féministes radicaux – en particulier les Chiennes de Garde – ne lui avait d'ailleurs pas laissé de bons souvenirs. Aussi elle préférait militer gentiment chez les Verts.
Une nuit, je demandai à Faustine les raisons intimes de sa pondération. Couchée près de moi, elle se mit alors à me confier une anecdote : tout avait commencé dans une réunion interne des Verts au cours de laquelle Faustine – qui animait alors la commission chargée des questions féminines – exposait les conclusions d'un rapport parlementaire. Elle avait tout de suite remarqué la présence d'un nouveau venu, un garçon nommé Antoine : non seulement il était le premier militant de sexe masculin à intégrer la commission, mais il était aussi à croquer, sa musculature cuivrée et l'intrigante douceur de sa voix ayant vite éveillé l'appétence de l'insatiable polissonne. La réunion achevée, le cénacle se déplaça dans un bar voisin. Faustine s'arrangea pour rester seule avec l'impétrant que trois tournées de Savennières bio avaient rendu moins timide. Ils parlèrent féminisme, luttes sociales, OGM, gauche plurielle, pour se retrouver bientôt chez elle à mélanger leur salive, enlacés entre le sofa et la table basse. Evidemment, Faustine n'attendit pas le dégel pour dévêtir le garçon, promenant bientôt une langue tiède sur ses bourses glabres. Puis elle gravit le sofa à quatre pattes, offrant le merveilleux spectacle de son popotin :
- Prends-moi !
Il y eu cinq secondes.
Puis dix secondes.
Et rien ne se passa.
Faustine attendit encore un instant, puis elle se retourna : le garçon s'était racornit sur lui-même à l'autre bout du sofa, la tête comprimée entre ses mains, le corps irrigué de trémulations.
Elle s'inquiéta : tu te sens bien ?
« Ferme-là ! » Antoine lui lança un œillade saturée de mépris : c'est à toi qu'il faut poser la question ! Pourquoi te comportes-tu comme ça ? Pour qui me prends-tu ?
Douche froide et dépressurisation hormonale : Faustine, abasourdie par la réplique, se couvrit d'un coussin.
Le militant n'en avait pas fini : pourquoi tu te sens obligée d'imiter les filles soumises ? pourquoi tu joues les gonzesses à machos ? c'est pour ça que tu milites ? pour répéter avec les mecs les pires schémas de domination ? l'amour, c'est pas ça, l'amour c'est pas ça ! Pas pour moi, je peux pas. Tu me dégoûtes.
Antoine se rhabilla, lui tournant le dos, soufflant comme un dindon vexé. Il claqua la porte deux minutes plus tard.
Voilà. Ce garçon – me disait-elle maintenant – n'est jamais revenu dans nos réunions ; aux dernières nouvelles, il milite chez les Chiennes de Garde et signe une tribune dans un fanzine anarcho-féministe. Ce jour-là, continuait-elle, j'ai compris, pour la première fois peut-être, les raisons qui me font presque toujours préférer les réformistes aux révolutionnaires : j'ai peur de ceux qui veulent nous affranchir contre notre gré, qui prétendent nous libérer de tout et à tout prix. Leur esprit de sérieux me glace. Je crois quand même savoir où se situent les limites de mon aliénation.
Faustine me confiait tout cela très sérieusement, nue comme une odalisque, allongée langoureuse, terminant son verre de Porto. Saperlipopette ! Quelle tirade ! Je n'y avais jamais pensé auparavant : la levrette comme praxis réformiste ! J'ai bien intégré la leçon de Faustine. Pendant les cinq mois qui ont suivi cette singulière confidence, je me suis appliqué à lui démontrer l'étendu de mon ardeur réformiste. Surtout le soir.
Un jour, sans crier gare, elle a rencontré l'homme de sa vie : un attaché parlementaire du Parti socialiste. Niveau réformisme, j'avais trouvé mon maître. Ce n'était pas dramatique ; je me suis incliné.
Des années plus tard, je l'ai croisée dans une rue de Ménilmontant, sans qu'elle ne me remarque ; c'était un dimanche d'automne, Faustine marchait tranquillement près de son compagnon. Son ventre rebondi trahissait une grossesse d'un semestre, et son regard était infiniment paisible. Une bambine aux cheveux de feu virevoltait joyeusement près d'eux, chantant à tue-tête une ritournelle qui parlait de petit navire, de courte paille, de matelot et de grand miracle.
Bruno DENIEL-LAURENT
Le Journal de la Culture - janvier 2005