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Vanité de la révolte
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A propos de Jean-Edern Hallier ou le narcissique parfait, de François Bousquet,  Albin Michel, 2005 ; et Jean-Edern Hallier, l'impossible biographie, de Sarah Vajda, Flammarion, 2003.

Il existe quelques différences entre Elie Wiesel et Jean-Louis Costes. Le premier, par exemple, pense sincèrement qu’une victime ne peut en aucun cas se transformer en bourreau ; le second suppose au contraire que les « pogromés » font en général de bons « pogromeurs ». Un autre précipice sépare les deux hommes : Elie Wiesel écrit comme une merde, tandis que Jean-Louis Costes, dont la plume n’hésite jamais à s’engoncer dans la matière fécale, est tout bonnement l’un des plus grands écrivains du XXIe siècle.

Dès les premières lignes de 
Grand-Père, le ton est donné : « Je m’appelle Jean-Louis Garnick Philippe Costes. Garnick, parce que mon grand-père s’appelait Garnick Sarkissian. C’était un immigré arménien. Un clodo, une merde. Il parlait toujours pas français après cinquante ans passés en France. En plus, il avait oublié l’arménien ! ». Publié chez Fayard – à coté, donc, de Fier d’être français (Max Gallo), Quotidienne 2002-2003 (Pierre Marcelle) et J’ai été jeune un jour (Nadine Trintignant) –, Grand-Père est le second roman d’un écrivain majeur qu’aucun éditeur institutionnel n’avait alors pensé à recruter. Raphaël Sorin, toujours à l’affût d’un nouveau Bukowski, n’a pas hésité : il a mobilisé sa grosse machine éditoriale pour accueillir le maudit, jusqu’ici connu dans l’underground pour ses opéras porno-sociaux. Je ne suis pas peu fier, quant à moi – foin de modestie –, d’avoir eu le privilège de faire paraître dans Cancer ! les premiers textes de Jean-Louis Costes. C’était quelques jours avant le 11 septembre 2001, Costes (son prénom était alors aux oubliettes) débarquait dans notre revue transgénique pluridisciplinaire avec ces mots prémonitoires : « Bon là je me suis dit, ce qu’il faut faire, c’est être écrivain. » Pour quelques élus, c’est aussi simple que cela.

Comme le rappelle le consultant marseillais Laurent James, on sait que la principale différence entre le talent et le génie, est que le premier met tout le monde d’accord, alors que personne ne pense la même chose du second : on admire un génie ou bien on l’exècre, mais tous respectent l’homme de talent. Jean-Louis Costes, bien entendu, ne met personne d’accord. Je peux témoigner que des bruyants lecteurs de Georges Bataille ou de Jean Genet, ayant aperçu dans 
Cancer ! une seule ligne de Costes, ne pouvait plus approcher la revue sans pousser des cris d’effraie. Un critique littéraire très sérieux s’interrogeait carrément sur l’appartenance de Costes au genre humain : est-ce un porc, un bœuf, un âne ? D’autres l’ont lu avec gourmandise, mais à seule fin de le convoquer devant la 17ème chambre correctionnelle de Paris. Certains, enfin, sont allés plus loin encore dans l’ignominie : ainsi, en octobre 2004, le rédacteur en chef d’un projet de magazine culturel n’a pas hésité, devant les moues dubitatives de quelques pigistes enrhumés, à exiger de Costes qu’il justifie lui-même le bien-fondé de sa présence dans l’équipe rédactionnelle. Les procès pénaux ne suffisaient pas : il fallait aussi lui imposer un procès privé ! La roue tourne, Dieu merci : le piètre rédacteur en chef s’en est retourné dans son Anjou natal, réduit à écouler ses billets d’humeur dans un fanzine local, pendant que Costes se voit désormais invité à pénétrer dans les vénérables locaux de Fayard.

A l’instar des phrères simplistes du 
Grand Jeu, Costes écrit peu parce qu’il n’écrit que sur l’essentiel : l’Enfer sur Terre. Il retrouve ainsi l’intuition majeure de Dante : l’enfer vrai échappe à sa définition ; il convient donc de le farder afin de le révéler. Suivant la voie tracée par son premier roman, Grand-Père est une sorte de road-movie où l’on suit les aventures monstrueusement ordinaires d’un « Papi métèque », successivement Arménien supplicié, cosaque violeur en Russie, légionnaire sadique dans le Rif, sous-sosie d’Omar Sharif, puis cancéreux alcoolo. Le livre se lit vite, dans l’effroi et l’hilarité, avec la sensation déconcertante de se trouver quelque part entre Guerre et Paix et Hitler = SS de Vuillemin, face à un roman saturé de trouvailles stylistiques qui n’a guère d’équivalent en ce siècle. La quatrième de couverture nous persuade que la « force d’évocation » de Grand-Père pourrait se comparer à « du Cendras explosé, du Céline ivre. » Mais on pourrait pareillement affirmer – pour en rester à la troisième lettre de l’alphabet – que c’est du Caraco sous acid, du Courteline trash, du Chardonne frapadingue, du Cioran couillu ! Toutes les deux pages, c’est un nourrisson qui meurt, égorgé, empalé, écorché, déchiqueté, rôti, écartelé, lapidé, dépecé. En catholique conséquent, Costes trouve le courage de nous rappeler que les bébés, eux aussi, sont coupables. Inutile, dès lors, d’accabler le grand-père, nième–2 avatar de la chaîne de malédiction : « Tue ton père, il reste le grand-père. Tue ton grand-père, et après ? l’arrière-grand-père est déjà mort. Crache sur sa tombe. Et après ? l’arrière-arrière n’a pas de tombe. Celui-là, tu ne peux le tuer ou le cracher. Il reste en toi et il te contient. Toute révolte contre les morts est vaine. » Nous approchons ici de l’œil du cyclone : la vanité de la révolte. Le quiétisme de Costes, d’autant plus souverain qu’il se pare d’un humour macabre que d’aucuns confondent avec une glauque complaisance pour le Mal, l’a mené, très logiquement, vers une voie longtemps refusée : la paternité. Car Grand-Père est avant tout le roman d’un père de famille. Sans Louise, sa fille aujourd’hui âgée d’un an, Costes n’aurait jamais pu écrire ce livre. Il donne ainsi cette roborative définition de l’individu : « Un mythe à deux balles, une couille molle entre un ascendant et un descendant. » Une couille molle, certes, mais que la grâce n’a pas abandonnée ; une couille molle capable, par un volontaire élan de verticalité, de trouver l’issu.

Lorsque Costes, il y a quinze ans, « beuglait » sa chanson bruitiste
Terminator Moule, le compositeur Jérôme Noirez avait été l’un des rares à savoir relier ce dégoût du sexe, brutalement exprimé, avec le pur amour des poètes arabo-andalous. Grand-Père, de la même façon, est un roman d’amour, effroyable et aveuglant, livré dans une langue tragique dont nous avons perdu le secret.

Bruno DENIEL-LAURENT

La Revue littéraire - avril 2006

PILON DES LIVRES
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