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La dernière cartouche du colonel Jambon
Bruno DENIEL-LAURENT
La Revue des Deux Mondes - mars 2012
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Le colonel Robert Jambon, chevalier de l’ordre royal du million d’éléphants et du parasol blanc (1), était atteint par une étrange fièvre d’amour. Cette démangeaison sensuelle et incurable qui pousse certains hommes à aimer immodérément les peuples d’Indochine, Jean Lartéguy avait choisi de la nommer le « mal jaune ». Dans son ultime lettre, le colonel Jambon exprime ainsi son ardente inclinaison pour le royaume du Laos :

 

« Les Laotiens ne sont pas un peuple comme les autres. Leur art de vivre, leur façon d’être heureux malgré ou peut-être à cause d’une extrême pauvreté ; leur aménité, leur nonchalance (parfois stigmatisée par leur laborieux voisin vietnamien), la bouleversante douceur de leurs femmes, la gentillesse de leurs enfants en font un peuple à part dans un monde dominé par la loi du profit. »

 

Le 27 octobre 2011, cette histoire d’amour s’est malheureusement nourrie du sang de l’amant : debout face au monument aux morts d’Indochine de Dinan, le colonel Robert Jambon a choisi de se tirer une balle de revolver dans la tempe. Dans la lettre ouverte qu’il laisse à la face du monde (2), l’homme, par ailleurs commandeur de la Légion d’honneur, prend soin d’expliciter les motifs supérieurs de son geste :

 

« Au début de l’année 2010, 4 200 Hmong enfermés depuis des décennies dans un “camp de regroupement” thaïlandais ont été livrés à leurs bourreaux lao-viêts afin d’améliorer encore les bonnes relations (commerciales) nouées depuis déjà longtemps entre la République démocratique populaire lao et le royaume thaïlandais. Survenant au moment où l’on “commémorait” la sinistre rafle du Vél’d’Hiv commise pour des raisons ethniques sur des effectifs comparables, ce crime (connu avant d’être consommé) aurait dû soulever une énorme vague d’indignation. [...] Après une période découragement, j’ai décidé de jouer ma dernière carte ou, plus exactement de tirer ma dernière cartouche. Dans ma tête. [...] Ce n’est pas un suicide, mais un acte de guerre visant à secourir nos frères d’armes en danger de mort. »

 

Hmong ? Le nom, bien sûr, reste largement ignoré. Certes l’impeccable Clint Eastwood a su mettre des visages sur l’imprononçable, offrant comme cadre de son Gran Torino (sorti en 2009) la communauté hmong du Minnesota ; certes Grégoire Deniau, avec son reportage Guerre secrète au Laos, est parvenu à livrer sur les écrans de télévision français une parcelle de l’enfer dans lequel sont maintenus les derniers fugitifs hmongs des hauts plateaux laotiens ; certes Médecins sans frontières et quelques prêtres missionnaires ont bien tenté d’alerter « l’opinion » ; mais, au fond, tout le monde sait que le combat des Hmong du Laos est perdu depuis longtemps, et leur marginalisation effective. Qui, parmi les autorités françaises, pourrait être assez romantique pour honorer de vagues promesses (non écrites) données il y a près d’un demi-siècle à l’occasion d’une guerre que tout le monde a oubliée ? La dernière cartouche du colonel Jambon ne sauvera probablement aucun Hmong. Mais son sacrifice commande, au minimum, d’entretenir le récit de l’épopée hmong, d’en cultiver l’efficace souvenir.

 

L’histoire des Hmong, pour autant qu’on puisse en déterminer l’origine, naît dans les provinces méridionales de la Chine. On sait que ce foyer s’est trouvé peu à peu submergé par les Han. Suivant un processus commun à (presque) tous les peuples du Sud-Est asiatique, certaines communautés hmong, fuyant l’envahisseur, entreprennent à partir du XIXe siècle une migration vers le sud. Pour désigner les anciennes populations acculturées, les Chinois, non sans humour, parlent de « Hmong cuits », par opposition aux « Hmong crus », non encore assimilés. Une partie des Hmong se réfugie dans cet hinterland aux frontières imprécises qui deviendra bientôt l’Union indochinoise, unissant sous l’autorité française le Cambodge, le Laos et trois provinces vietnamiennes, Tonkin, Annam et Cochinchine.

 

Pragmatiques, les Hmong s’installent dans les montagnes, mais à proximité des routes caravanières. Comme en Chine, ils excellent dans la culture du pavot, à tel point que Jean Lartéguy les surnommera le « peuple de l’opium ». L’administration coloniale les charge d’ailleurs de produire le pavot, source de taxes et de profits. Après avoir dû réprimer une importante révolte hmong (la « guerre du fou », de 1918 à 1921), la France comprend l’intérêt de s’appuyer sur l’un de leurs plus puissants clans, le clan Ly, l’associant à la gestion d’une zone largement autonome. L’alliance stratégique entre les Français et les Hmong du clan Ly se noue en mars 1945 dans les circonstances tragiques du coup de force japonais contre l’administration coloniale d’Indochine. En quelque quarante-huit heures, des milliers de Français, civils ou militaires, et un nombre incalculable d’Indochinois sont abattus, décapités ou suppliciés par l’armée impériale japonaise. Le colonel Jambon, dans sa lettre ouverte, ne manque pas de le rappeler :

 

« Quand les Japonais exécutèrent leur “coup de force” avec une traîtrise peu en rapport avec les principes du bushido, il y eut, en de nombreux endroits, une véritable chasse à l’homme blanc. M. Henri Fraisse, sous-préfet à Mortagne-au-Perche en 1991, se souvient : petit garçon habitant Thakkek avec ses parents, lui et sa famille ont été sauvés par les Laotiens qui, au péril de leur vie, les ont emmenés, cachés et nourris jusqu’à ce que tout danger soit écarté. Et dans tout le pays, les Laotiens ont agi de même, au secours des Français menacés. »

 

Touby Ly Foung, chef hmong du clan Ly, exige de son peuple qu’il prenne soin de protéger les Français, les camouflant dans des grottes ou des arbres creux. En pays hmong, comme ailleurs au Laos ou au Cambodge, ce sont donc des centaines de justes qui jamais n’auront de médaille ou leur nom gravé dans le marbre… L’amnésie française, sur ce point encore, est presque totale. Après le parachutage de soldats français sur les hauts plateaux du Laos, Touby Ly Foung participe auprès d’eux à la résistance contre les troupes japonaises. L’alliance contractée par les Hmong avec les Français se base sur des choix circonstanciels : aux yeux des Hmong du clan Ly, les impérialismes asiatiques (japonais, siamois ou vietnamien) représentent une menace autrement plus grande pour leurs coutumes, leur culture et leurs plantations que les Français. C’est la même motivation qui les pousse, quelques années plus tard, à combattre les maquisards communistes : leur hostilité, en premier lieu, s’appuie sur les témoignages des milliers de réfugiés hmongs ayant fui la Chine, détaillant l’atroce réalité du « paradis communiste ». Et il y a aussi l’intuition, par ailleurs fondée, selon laquelle la révolution communiste en Indochine est essentiellement dominée par les Vietnamiens. Décrits par l’ethnologue Martial Dassé comme un « peuple libertaire par nature, sûr de sa supériorité sur les habitants des plaines, ennemi de toute autorité » (3), les Hmong, on l’imagine, ne pouvaient que refuser la perspective d’être assujettis par des bolcheviques vietnamiens…

 

Tout au long de la guerre d’Indochine, les Hmong de Touby Ly Foung s’illustrent par leur endurance et une fidélité indéfectible envers leurs compagnons d’armes. Leur connaissance du terrain mais aussi leur refus d’être enrôlés dans une armée régulière les destinent évidemment aux opérations spéciales. Les Hmong, habiles à mener des actions de contre-guérilla, sont donc rattachés aux services secrets français, par le biais d’une unité spécifique (le groupement de commandos mixtes aéroportés). Par leur capacité à appréhender les situations mieux que n’importe quel éclaireur français, les Hmong peuvent aiguiller les troupes régulières, leur éviter des chausse-trappes, ou participer à de vastes opérations de sauvetage, dont la plus fameuse reste l’opération D menée lors de la bataille de Diên Biên Phu.

 

La mission octroyée aux Hmong change de nature dans les années soixante avec l’implication des Américains. Base arrière du conflit vietnamien, le Royaume du Laos est officiellement un État souverain. Il devient pourtant le théâtre d’une double guerre : guerre civile opposant le gouvernement royal à la guérilla communiste du Pathet Lao et guerre « secrète » impliquant les États communistes et les États-Unis. L’alliance, comme avec les Français, est de pure circonstance. Dans la géométrie du conflit indochinois, la neutralité était une position intenable. La destruction des surfaces cultivables, les famines et les exodes commandaient aux Hmong de s’engager. Même s’ils avaient été échaudés par l’attitude des autorités françaises – parties sans se soucier du sort de leurs anciens alliés –, ils ne pouvaient refuser les fonds promis par la CIA aux combattants hmongs et à leurs familles. Mais le piège de la guerre conventionnelle va bientôt se refermer sur les Hmong. Vang Pao, financé par l’argent américain et l’opium, encouragé par le roi du Laos, ne dirige plus seulement des unités de contre-insurrection mais une véritable armée, accompagnée de civils et de populations déplacées. Les Hmong, excellant dans l’art de la guérilla, n’étaient pas préparés à endurer une guerre de position contre les assauts des troupes nord-vietnamiennes. Les défaites s’enchaînent, les pertes sont nombreuses. Les bombardements américains se multiplient, et avec eux les bavures : des centaines de combattants hmongs meurent sous les bombes américaines, d’innombrables villages amis sont anéantis. La contradiction entre la stratégie américaine et les intérêts des Hmong devient visible au moment où les États-Unis, officiellement non engagés au Laos, stoppent effectivement leur aide. Le désengagement est programmé.

 

Les soldats américains ont à peine quitté l’Asie du Sud-Est que les Vietnamiens mènent leur propre « guerre secrète » sur le territoire laotien, au bénéfice du Pathet Lao, qui impose en 1975 un régime communiste à parti unique. La communauté hmong, qui représente l’une des plus importantes minorités du pays, est décapitée : Touby Ly Foung, l’ancien compagnon des Français, est envoyé dans un camp de « rééducation », où il meurt en 1979. Cent vingt mille Hmong abandonnent leurs villages et trouvent refuge en Thaïlande, où ils s’entassent dans des camps de réfugiés insalubres. Beaucoup émigrent vers les pays occidentaux, à l’instar de Vang Pao, condamné à mort par contumace. Ceux qui restent au Laos sont l’objet de multiples persécutions politiques ou sociales, ou sont déportés. Certains Hmong fuient dans la jungle et entament des actions de guérilla contre le régime communiste. Les fugitifs en guenilles, affamés et désarmés qui apparaissent dans les films de Grégoire Deniau ou de Tony Birtley (4) sont les ultimes témoignages de cette résistance.

 

L’Amérique, finalement, deviendra pour les Hmong la seule vraie terre d’asile, le continent de tous les possibles. Ils seraient près de deux cent mille aux États-Unis, installés dans le Minnesota, en Californie, dans le Michigan. L’ascension hollywoodienne de Bee Vang et Ahney Her, les deux acteurs principaux de Gran Torino, n’est peut-être que l’emblème de la réussite sociale des Hmong américains, connus pour leur excellence scolaire. C’est là, en tout cas, bien loin de son Xieng Khouang natal, qu’est mort le général Vang Pao, le 6 janvier 2011. Mourir octogénaire à Los Angeles : un luxe que bien des chefs hmongs « rééduqués » n’auront pas connu.

 

C’est sur le continent américain, aussi, que la France a pu expier une part de sa lâcheté, grâce à un certain Pierre Dupont-Gonin : cet économiste a l’idée en 1975 de lier les projets de développement économique de la Guyane français au sort des réfugiés hmongs de Thaïlande. Mais dès que la rumeur d’une installation de boat people se répand en Guyane, la gauche locale monte au front : l’Union des travailleurs guyanais en appelle à lutter « contre l’invasion et pour la survie du peuple guyanais ». Elie Castor, l’une des figures les plus éminentes du Parti socialiste guyanais, livrera plus tard une opinion qui résume bien le mépris dans lequel la gauche communisante tenait les opposants aux régimes marxistes : « En Asie, il n’y a pas de drame, mais un problème conjoncturel que l’Ouest est en train de monter en épingle. Les médias nous assomment tous les jours avec les réfugiés asiatiques. Ils n’ont qu’à rester chez eux et accepter finalement le régime. C’est le premier aspect de la démocratie. (5) » L’opération « Hmong en Guyane », financée par des fonds spéciaux et le Secours catholique, se déroule pourtant en 1977 grâce aux pères Charrier, Brix et Bertrais, oblats de Marie-Immaculée. Malgré l’opposition de la gauche indépendantiste – et les nombreuses agressions dont ils sont victimes –, cinq cents Hmong s’installent dans le village de Cacao, rejoints en 1979 par trois cents autres réfugiés qui s’établissent à Javouhey. Dans ces villages, toujours assez difficiles d’accès, ils se spécialisent dans les cultures fruitières (6), perpétuent leur artisanat textile, abandonnent les coutumes non conformes à la loi française (polygamie, mariage précoce, etc.). Au cœur du plus vaste département français, ce sont donc aujourd’hui de véritables enclaves hmongs qui s’épanouissent, et la rutilance multicolore de leur marché dominical n’a rien à envier à celui de Luang Prabang.

 

En Asie, les circonstances sont autrement moins riantes. La République lao, en 2012, vit toujours à l’heure vietnamienne, mâtinée de fièvre chinoise. Pour la très touristique Thaïlande, la question hmong est résolue : les quatre mille deux cents réfugiés qui restaient sur son sol ont été livrés en décembre 2009 aux autorités laotiennes. Affaire classée. À en croire la phraséologie officielle, les Hmong s’épanouiraient dans de confortables « centres de réinstallation » – évidemment interdits d’accès aux ONG. Mais derrière les paroles mielleuses, la réalité a probablement un goût de plomb.

 

On se souvient de la scène finale de Gran Torino : Walt Kowalski, l’ancien vétéran de la guerre de Corée, offre son corps désarmé aux rafales de fusil-mitrailleur d’un gang de Detroit. Son sacrifice, nourri des paroles du « Je vous salue Marie », sera opératif : ses assassins, conduits en prison, ne terroriseront plus les Hmong du quartier. Le colonel français, lui, aura achevé sa lettre d’adieu par ces mots :

 

« Ce n’est pas un suicide, mais un acte de guerre visant à secourir nos frères d’armes en danger de mort. Quant à vous, les gouvernants sans honneur, vous les grands médias sans courage et vous, les “collabos” sans vergogne, je vous crache mon sang et mon mépris à la gueule ! Je demande pardon à tous ceux qui m’aiment pour le chagrin que je vais leur causer. Colonel Robert Jambon, retraité des troupes de marine. »

 

Au silence étourdissant des chancelleries, à l’ironie distante des planqués, après des années de combat vain et ingrat, le colonel Robert Jambon n’avait plus rien à opposer. Rien, sinon le sacrifice de sa vie, qui le lave à jamais d’une honte qu’il n’avait pas à porter.

Bruno DENIEL-LAURENT

La Revue des Deux Mondes - mars 2012

 

 

 

NOTES :

 

1. Distinction honorifique instituée par le roi du Laos Sisavang Vong.

 

2. Colonel Robert Jambon, « Ma dernière cartouche, ultime combat pour une cause orpheline ».

 

3. Martial Dassé, Montagnards. Révoltes et guerres révolutionnaires en Asie du Sud-Est continentale, Bangkok, DK Book House, 1976.

 

4. Tony Birtley, The Lost Tribe Secret Army of the CIA, 2008.

 

5. Impact, n° 16, 1979, cité par Marie-Odile Géraud dans Regards sur les Hmong de Guyane française. Les détours d’une tradition, L’Harmattan, 2000.

 

6. Les Hmong produisent 80 % des fruits consommés en Guyane. 

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