Nussbaum à Paris
Bruno DENIEL-LAURENT
La Revue des Deux Mondes - décembre 2010
Quelques mois avant de disparaître dans les cendres d’Auschwitz, le peintre allemand Felix Nussbaum rédige cette supplique angoissée : « Quand je mourrai, ne laissez pas mes œuvres mourir avec moi. » Une œuvre vivante étant une œuvre qui s’expose au public, on peut sans exagération penser que la France n’a guère été généreuse avec Felix Nussbaum. C’est cet oubli qu’a choisi de réparer le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris : une soixantaine de tableaux du peintre seront exposés à partir du 22 septembre 2010 ; l’évènement durera quatre mois.
Assassiné dans les camps d’extermination à l’instar de ses parents, de sa compagne – la peintre polonaise Felka Platek – et de plusieurs de ses amis, Felix Nussbaum, dans les immédiates années d’après-guerre, semble sombrer dans un oubli définitif. Il faut attendre onze ans après sa mort pour que quelques-uns de ses tableaux apparaissent au sein d’une exposition collective organisée à Osnabrück, sa ville natale ; mais on ignore alors de larges pans de sa biographie et plus encore l’ampleur de son œuvre. C’est en 1980 avec l’exposition « La résistance plutôt que la soumission » de Karlsruhe que le destin singulier de Nussbaum, peintre juif peignant frénétiquement dans l’attente du pire, attire enfin l’intérêt des biographes et des collectionneurs. Des centaines d’œuvres sont retrouvées, répertoriées, exposées. En 1995, la ville d’Osnabrück confie à Daniel Libeskind le soin de concevoir un lieu d’exposition permanente : ce sera la Felix Nussbaum Haus, stupéfiant dédale de zinc et de béton où les murs non parallèles, les angles oppressants et les planchers inclinés symbolisent l’environnement hostile dans lequel Nussbaum, artiste traqué, dut passer les cinq dernières années de sa vie. L’exposition qui s’ouvre aujourd’hui est quant à elle la première occasion offerte au public français de découvrir l’œuvre d’un peintre francophile dont l’influence doit aussi à Maurice Utrillo, Soutine ou l’Ecole de Paris.
Nussbaum exécute ses premiers pas d’artiste dans une Europe vibrant aux manifestes du « rappel à l’ordre » pictural : aux quatre coins du continent, des courants se constituent en réaction aux abstractions et célèbrent le retour aux techniques figuratives de l’art classique. La Nouvelle Objectivité, qui est la forme allemande de cette « réaction », se divise en de multiples courants, certains lorgnant vers le « réalisme magique » (tel le génial et méconnu Franz Radziwill), d’autres mettant l’accent sur la critique sociale (Otto Dix et George Grosz étant les plus emblématiques de cette sensibilité dite « de gauche »). Dans ses premières années, le jeune Nussbaum se nourrit de cette effervescence mais sa recherche personnelle, encore parasitée par l’ombre des grands maitres européens, prend d’abord la forme de l’imitation la plus transparente : ses premiers tableaux se parsèment de soleils et de tournesols vangoghiens, de ruelles berlinoises peintes à la manière d’Utrillo, de silhouettes massives et inexpressives inspirées du douanier Rousseau.
Mais déjà, perçant derrière ces hommages formels, s’affirme une sensibilité mélancolique qui finira par fonder l’expression d’un style propre. La rue désolée de 1928, inspirée des naïfs mais d’une noirceur radicale, est l’un des premiers tableaux à dévoiler l’âme morbide du peintre ; il y représente une ruelle cernée de façades décrépites, aux perspectives exagérément dramatiques, d’où s’élèvent des drapeaux noirs et menaçants. Ce motif, comme bien d’autres, traversera les années : en 1943, alors qu’il se cache avec sa compagne dans une mansarde de Bruxelles, Nussbaum reprend le même paysage sauf qu’il inclut cette fois dans le cadre un joueur d’orgue de barbarie, maigre, tondu, vêtu d’une tenue de déporté. Ce motif de l’organiste de rue, récurrent, représente une sorte d’alter ego du peintre autant qu’il semble symboliser un monde artistique condamné à l’errance, au silence et à la répression.
L’œuvre de Nussbaum se fonde sur la rencontre d’un tempérament torturé et d’un destin tragique. Bien avant d’être écrasé par la machine de mort nazie, le peintre pose mille angoisses sur ses toiles, celles-ci prenant rétrospectivement un caractère prophétique. Et en effet, il y a lorsqu’on parcoure l’ensemble de son œuvre (environ 500 œuvres dont 356 sont parvenues jusqu’à nous) quelque chose de vertigineux à voir combien les mêmes motifs entêtants se métamorphosent et s’organisent, années après années, dans des œuvres toujours plus apocalyptiques. Sa dernière huile, La danse des squelettes, réalisée quelques jours avant sa déportation vers Auschwitz, est à ce titre emblématique : on y retrouve ses symboles fétiches (masques de carnavals, orgue de barbarie, torses antiques, horloges, arbres décharnés), mais ceux-ci n’ont plus aucune autonomie, tous se retrouvent mêlés à une danse macabre qui n’est pas sans rappeler celles de Lubeck. L’organiste, une fois encore, est là, le visage squelettique, le regard désespéré.
Nussbaum excelle dans l’art de l’autoportrait. Chacun est l’occasion d’une affirmation de soi à la fois ostentatoire et paradoxale ; dans l’Autoportrait au torchon de 1936, Nussbaum emprunte à la figure du fou mais l’ustensile de cuisine qu’il se pose sur la tête pourrait très bien aussi évoquer une sorte de kippa. Mascarade, un tableau de 1939, offre un sextuple autoportrait où l’artiste se représente sous divers déguisements, masqué, travesti, grimaçant : la scène évoque évidemment un carnaval de Pourim mais loin d’évoquer le souvenir d’une délivrance, elle prend des airs de danse finale, de fête des fous. L’Autoportrait au passeport juif, l’un des plus connus de ses tableaux, le présente dans la double attitude d’un homme traqué mais dont le regard s’irrigue d’une lueur de fierté, un air de défi ; autour de lui, des murs dont on ne sait s’ils le protègent ou l’emprisonnent.
Les thèmes de l’enfermement ou de l’impasse nourrissent l’ensemble de ses œuvres, même les plus apparemment bucoliques. Les horizons apparaissent toujours bouchés, illisibles derrière des objets écrans, des dos d’être humains, des palissades aveugles. C’est une peinture d’exilé, d’apatride, de déchu. En 1932, Nussbaum avait été invité en résidence d’artiste à la Villa Massimo de Rome, mais le rapprochement entre Hitler et Mussolini avait bientôt poussé le peintre à quitter l’Italie pour la Belgique. Contrairement à son père qui affirmant un réel patriotisme avait refusé de quitter l’Allemagne, Nussbaum préfère se tenir loin de son pays natal. Le 10 mai 1940, alors qu’Hitler lance ses armées contre les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, Nussbaum est arrêté par la police belge (juif ou pas, il reste le citoyen d’un pays ennemi) et déporté vers la France où il est emprisonné dans le camp de Saint-Cyprien. Il parvient à s’en échapper et retourne à Bruxelles où l’attend sa fiancée.
Son expérience d’internement à Saint-Cyprien offre à son inspiration de nouvelles visions : le camp, la boue, la figure de l’interné. Dès lors, obligé de rester cloîtré dans une mansarde bruxelloise, se concentrant presque exclusivement sur ces thèmes obsédants, il réalise ses tableaux les plus fascinants où se mêlent l’impuissance et la prémonition de la tragédie. Loin d’être descriptive, sa peinture devient puissamment allégorique, flirtant avec le surréalisme et la pittura metafisica ; il choisit aussi d’abolir les frontières entre le camp et la rue, la prison et la maison, les vivants et les cadavres. Car Nussbaum a maintenant l’intuition que chaque Juif est une victime en sursis, chaque lieu une antichambre de la mort. Ce Juif à la fenêtre de décembre 1943, encore libre mais déjà vêtu de haillons de déporté, c’est Nussbaum lui-même : dénoncés par un voisin vigilant, lui et Felka Platek sont arrêtés le 20 Juin 1944, envoyés au camp de rassemblement de Malines, puis déportés vers Auschwitz le 31 Juillet 1944, quelques heures avant que les alliées ne bombardent les rails. Si nous perdons ici la trace de l’homme, au moins pouvons-nous nous réjouir que sa supplique ait été finalement entendue ; les œuvres qui s’exposeront cet automne à Paris sont à ce titre autant de parcelles arrachées à l’enfer, dérobées au bourreau.
Bruno DENIEL-LAURENT
La Revue des Deux Mondes - décembre 2010