Vivre et penser comme des facebookers
A propos de La Condition numérique, de Jean-François Fogel et Bruno Patino, Grasset, 216 p., 18 €.
Les réjouis du réseau nous le répètent assez : « On trouve tout sur internet ». Tout, sauf la théorie permettant d’expliquer sa pratique. Jean-François Fogel et Bruno Patino n’ont pas l’outrecuidance de nous fournir une telle théorie. Dans La Condition numérique, ils adoptent l’humble formule du professeur McLuhan : « Je n’explique pas, j’explore. »
Cet espace social d’internet, que l’on arpente armé d’un simple login et d’un mot de passe, n’a évidemment rien de « virtuel » : il n’est ni un univers supplémentaire, ni un univers divergent ni même un hyperespace, mais plutôt une autre façon d’être au monde, une manière de s’accommoder d’une réalité façonnée à partir du réel et de son extension numérique. Le réseau, on le sait, a beaucoup à voir avec le ludisme et la magie (l’étirement des doigts sur un trackpad tient de la prestidigitation), mais il offre surtout un insensé (et impensé) terrain à l’orgueilleux désir d’exister. Facebook (pour les exhibitionnistes) ou Twitter (pour les narcissiques) ne sont pas de banales foires aux vanités mais des centrifugeuses à egos tournant à plein régime : les relations sociales y sont de basse intensité, mais la vitesse des échanges, proche de l’instantanéité, place chacun dans une vie sociale qui ne laisse pas le temps de respirer. L’internaute connecté – et même multi-connecté, depuis son fauteuil ou via sa 3G – est sans conteste un homme « engagé » : il écrit, réagit, « aime », etc. mais ces expériences existentielles, en s’inscrivant dans un kaléidoscope en rotation fait d’alertes et de sollicitations largement orientées par le jeu des algorithmes, ressemblent fort à une sorte de veille hypnotique où – pour reprendre les mots de T.S.Eliot – l’on est « distrait de la distraction par la distraction ».
L’homme y est à la fois l’objet et le sujet de ses actions (exemple : sujet qui souscrit à la proposition d’avoir de nouveaux amis dont l’existence est déterminée par un programme l’ayant pris pour objet d’une recherche) mais il accepte aussi d’être un produit : nous sommes ce que Google vend à ses annonceurs. Cet espace numérique, qui est aussi une économie monopolistique – dominée par GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon –, possède une monnaie, les « données », dont l’accumulation forme un capital d’un genre nouveau. Ces données, que nous cédons sans sourciller à des méga-entreprises – alors même que nous sommes persuadés de naviguer « gratuitement » –, reviendront ensuite sous la forme d’étranges sollicitations (exemple : « Vous avez commandé le livre d’Antoine Blondin ; vous aimerez peut-être le livre de Roger Nimier »), telle une invisible auto-propagande qui nous endoctrinerait avec nos propres idées.
Pourquoi, alors, se soumettre avec tant d’entrain aux réseaux sociaux, quitte à y sacrifier des expériences de vie intéressement plus exaltantes ? Et pourquoi cette incapacité de certains à ne pouvoir se dégager de la connexion permanente ? Les auteurs osent le susurrer : comparé avec le flux d’une connexion, le monde est lent, souvent pauvre et complexe, tandis que l’espace numérique, symétriquement, apparaîtrait comme rapide, riche et porteur d’une solution immédiate. La connexion permanente serait-elle la béquille des existences trop malingres ?
Bruno DENIEL-LAURENT